Le destin du « Bois de pins », emblématique d’une nouvelle autonomie

Le « Bois de pins » circulera parmi les amis de Ponge plus qu’aucun autre texte auparavant et – fait inédit – le circuit de lecture dans lequel il entre sera intégré dans le texte lui-même, puisque l’« Appendice » livre, sous forme d’extraits de correspondance avec Michel Pontremoli et Gabriel Audisio, des réactions de lecteurs ainsi que, en retour, les propres réactions de Ponge à ces lectures379. La question de la réception du texte est essentielle dans « Le Bois de pins ». L’un de ses enjeux est justement de déplacer et d’interroger la figure du lecteur, et ceci à partir d’une redistribution initiale des positions : il faut rappeler que le texte s’ouvre sur le désir de Ponge de se mettre lui-même en position de lecteur : « "Ce que j’aurais envie de lire" : tel pourrait être le titre, telle la définition de ce que j’écrirai » (RE, I, 404), note-t-il à la veille de commencer sa recherche. C’est une forme d’appropriation, qui libère peut-être la possibilité de soumettre ce texte, dont il est le premier lecteur, à d’autres regards.

L’avis négatif de Paulhan sur « L’Oiseau » avait provoqué la mise en réserve du texte ; le « Carnet du Bois de pins » connaîtra un destin très différent : Paulhan n’en aura pas la primeur, et avant tout avis de sa part, ce texte sera adressé, dès 1941, à d’autres destinataires : Michel Pontremoli et Gabriel Audisio380. La correspondance avec Audisio montre que Ponge a pris dès le début la liberté d’envisager la publication du « Bois de pins », bien avant de le donner à lire à son mentor. En février 1941, il écrit à Audisio, à propos du « Carnet » qu’il a remis à Pontremoli : « Vous verrez ensemble s’il y a quelque chose à en tirer pour la publication »381. Dans les mois suivants, Audisio tentera en effet, sans résultat, de faire publier « Le Bois de pins » dans la revue Fontaine, dirigée à Alger par Max-Pol Fouchet382.

L’avis de Paulhan n’est sollicité qu’en octobre 1941, et dans des conditions tout à fait particulières, qui constituent une spectaculaire manifestation d’émancipation à l’égard du mentor. Ce n’est pas en effet à lui que le manuscrit est directement envoyé, mais à Gaston Gallimard, dans le cadre des tribulations éditoriales du futur Parti pris des choses : à la suite d’une lettre de Paulhan l’informant qu’il n’est pas en possession du manuscrit, Ponge, bouleversé par ce qu’il croit être la perte de ce manuscrit prend une surprenante initiative, celle de proposer à Gallimard le « Bois de pins » en remplacement du Parti pris des choses :

‘Comme je n’espère pas que nous retrouvions le Parti pris avant son départ, je lui envoie à la place le Carnet du Bois de Pins, qui fera un ersatz très convenable (…). Dis-moi bientôt ce que tu en penses. Je serai bien content en tout cas que tu le lises (Corr. I, 251, p. 257). ’

C’est là une manifestation inédite de désinvolture à l’égard de Paulhan, dont l’avis n’est sollicité qu’indirectement et qui est mis devant le fait accompli d’une proposition faite à Gallimard383.

Cependant, après qu’il a reçu, début 1942, le « Bois de pins », accompagné du « Mimosa » et de « La Mounine », Paulhan tarde à se manifester, et Ponge retrouve alors sa vieille inquiétude : « Bien mauvais signe que tu n’aies pas encore trouvé le moyen de me dire ce que tu as pensé de mes textes » ; « Je t’assure que tu me fais languir ! (J’ai très peur que mes textes (...) t’aient consterné...) ». C’est à ce moment – et probablement sous l’effet de cette inquiétude – que survient la déclaration spectaculaire que j’ai déjà mentionnée384 : « Décide-toi pourtant : tu sais bien que c’est pour toi d’abord que j’écris » (Corr. I, 262 et 263, p. 270). Le verdict tombe en avril 1942, juste avant la parution du Parti pris des choses : « Il y a des écrivains qui gagnent à montrer leurs brouillons (…). Toi, non, plus tu avances, et plus tu es traversé de choses que tu ne connaissais pas clairement. – Cela dit, le Bois m’a extrêmement intéressé ; et même passionné » (Corr. I, 264, p. 272). Il s’agit en somme d’une condamnation globale de la nouvelle manière de Ponge ; celui-ci pourtant n’y renoncera pas, non plus qu’il ne renoncera à accorder du prix au « Bois de pins » et à chercher à le publier. Il sera encouragé en cela par l’avis favorable que rencontre ce texte auprès d’un nouveau lecteur appelé à jouer un grand rôle dans sa vie à partir de 1943 : Albert Camus.

Notes
379.

Quelques mois plus tard, « La Mounine » fera de nouveau référence aux commentaires d’Audisio sur le « Bois de pins ». La question de la lecture de ce texte joue ainsi un rôle unificateur dans le recueil que constituera La Rage de l’expression.

380.

Comme le rappelle Ponge dans une note de l’« Appendice », le manuscrit, « abandonné le 9 septembre 1940, fut, vers le début de l’année suivante, confié par l’auteur à l’un de ses amis, M.P., qui voulut le taper à la machine. Une copie en fut bientôt remise à un autre ami, G.A., lequel, en relations avec les milieux littéraires de la zone "libre", s’était enquis de la production récente de l’auteur » (ibid., 407).

381.

Correspondance avec Gabriel Audisio (inédite).

382.

Voir notice de Jean-Marie Gleize et Bernard Veck sur La Rage de l’expression, OC I p. 1010.

383.

Celle-ci est révélatrice de l’importance, aux yeux de Ponge, du « Bois de pins », ce texte qu’il est prêt à voir remplacer Le Parti pris des choses ! Signe aussi que ce Parti pris, bien que non publié encore, appartient déjà aux yeux de Ponge à une époque révolue.

384.

Voir supra, partie II, chap. 2, « Une parole encore inentendue », p. 173 sq.