B. Parution du Parti pris des choses

Le 19 mai 1942 paraît, dans la collection « Métamorphose », dirigée par Paulhan, Le Parti pris des choses, dont le projet de publication remonte, rappelons-le, à 1935. Cette publication est le fait exclusif de Paulhan, seul dépositaire du manuscrit depuis 1939. Il pourrait presque revendiquer le statut de co-auteur de l’ouvrage, dans la mesure où c’est lui qui est responsable du choix définitif et de l’ordonnancement des textes. Dès juin 1939 il avait manifesté son désir de contrôler la composition du livre pour en faire un « objet parfait » : « Cherche simplement à ce que ton livre soit complet (phénoménologiquement), cherche à en faire un objet parfait (…). D’ailleurs, si tu veux me rendre tous tes cahiers, je le ferai très volontiers », écrivait-il à Ponge, (Corr. I, 233, p. 233). Depuis le début de la guerre, l’ensemble des manuscrits est en sa possession. Ponge n’a aucun moyen d’exercer le moindre contrôle sur le livre à paraître. Il en est littéralement dessaisi : « Je voudrais (…) savoir où se trouve maintenant le manuscrit du Parti pris des choses. Je n’en ai absolument aucune copie » écrit-il en novembre 1939 (Corr. I, 235, p. 235). En 1940 et 1941, plusieurs péripéties éprouvantes feront même craindre à Ponge que son manuscrit ne se soit définitivement égaré385.

Il est entendu que Ponge laisse carte blanche à son mentor pour composer le livre. C’est Paulhan qui procédera à l’ultime choix des textes, et qui décidera de leur disposition dans l’ordre qui lui paraît être le meilleur. L’auteur lui abandonnera même le soin de corriger les épreuves : « Pourquoi serait-il plus sage de faire voyager mes épreuves, si je te dis que je serais bien heureux (et fier) que tu les corriges, et te jure de ne jamais te reprocher rien à ce sujet ? – Tu peux me croire. – Garde-les donc »386, lui écrit-il en novembre 1941 (Corr. I, 256, p. 262). C’est pourquoi le livre, au moment de sa parution, sera pour Ponge une découverte et une surprise. Tels sont les sentiments que, outre la joie et la reconnaissance, il exprime dans la lettre qu’il envoie alors à Paulhan :

‘La chère petite brochure grise (choix et arrangement y sont de toi si excellents) s’impose à moi chaque jour, après m’avoir surpris d’orgueil. Elle m’apprend plus sur moi-même et sur mon œuvre (à venir) que vingt années d’interrogations et de hérissements. (…) Je ne suis plus très loin d’être sûr de moi depuis que je suis si sûr de ce petit livre. Et c’est à toi, sans doute, que je le dois (ibid., 266, p 273-274).’

La publication du Parti pris ouvre sur un début de reconnaissance publique : Maurice Blanchot fait paraître en juillet 1942 un article sur l’ouvrage387 ; Jean Lescure qui admire – écrit Paulhan – le Parti pris, demande à Ponge un texte pour Domaine français 388 ; Gaston Gallimard souhaite faire figurer Ponge dans la prochaine édition de « L’Anthologie des poètes de la NRF »389. Cependant, l’audience de l’ouvrage reste mince, ce qu’expliquent en partie les difficultés de diffusion dues à la situation d’Occupation : en juillet 1942, le livre « n’est toujours pas en vente en zone non occupée », écrit Ponge à Paulhan. Celui-ci, en décembre de la même année, informe Ponge que si « on [lui] parle très souvent du Parti pris », « c’est parfois comme d’un mythe : on ne l’a pas trouvé en librairie » (Corr. I, 275, p. 283). A cela s’ajoute probablement pour Ponge le sentiment d’un décalage entre cette œuvre et les nouvelles recherches qui l’occupent depuis plusieurs années tout en restant totalement inconnues du public. C’est en effet une forme de constat d’échec quant à l’existence publique de son œuvre qu’il établit au début de l’année 1943 : « il y a quelque chose qui est manqué, c’est mon œuvre… Je veux dire la présentation de mon œuvre, de mes œuvres »390. Il s’irrite de la disproportion entre le travail qu’il a fourni et la faible reconnaissance dont il jouit, émettant le désir qu’on « s’occupe sérieusement » de le faire connaître, rappelant la position de retrait patient qui a été longtemps la sienne : « Pendant 20 ans, je n’ai pas été très encombrant ! D’aucuns disent que j’ai été héroïque. Alors que ceux-là m’aident… »391.

Cependant, dans les faits, c’est lui qui va prendre la décision de « s’occuper sérieusement » de se faire connaître, en s’attelant pour la première fois, après vingt ans, à la tâche de rendre public son cheminement. Il a déjà commencé, dès 1941, à tenter de faire connaître au public les textes de La Rage. Ses démarches dans ce sens s’intensifient à partir de 1942. Avec l’aboutissement du projet longtemps différé du Parti pris, s’achève l’ère où sa rencontre avec le public passait nécessairement à ses yeux par l’intermédiaire de Paulhan. Il y a un avant et un après du Parti pris des choses : si quelques mois avant la publication du recueil Ponge écrivait encore à Paulhan  : «  eh ! bien organisons mon lancement. Car tout se réduit bien à cela. Il y a encore des poètes maudits » (Corr. I, 251, p. 257), c’est désormais lui qui va, de plus en plus, « organiser son lancement ». L’orientation nouvelle dont témoignent les textes de La Rage n’a pas obtenu l’approbation de Paulhan : il ne renonce pas pour autant à les faire connaître, mais s’y emploie au contraire, dans une rage de publication qui vient rapidement répondre à la rage d’expression de 1940-1941.

Notes
385.

Voir Corr. I, 238 p 240, et 250 à 253, p. 256-259. Sur les questions que soulève cette perte supposée du manuscrit, et sur l’ambiguïté de l’attitude de Paulhan à cette époque, je renvoie aux analyses de J. M. Gleize, dans Francis Ponge, op. cit. p. 101-104.

386.

Sur cet abandon confiant de Ponge aux initiatives de Paulhan, voir également les analyses de J. M. Gleize, op. cit. p. 97-100.

387.

« Au pays de la magie » (Michaux et Ponge), Le journal des débats, 15 juillet 1942.

388.

« Anthologie destinée au monde libre, de poètes et de prosateurs qui ne collaborent pas » (voir Corr. I, p 295, note 3 de Claire Boaretto). Ponge y publiera « La Guêpe » en décembre 1943.

389.

Voir Corr. I, 284, p. 292.

390.

Feuillets écartés de la version définitive de « Pages bis » (OC I p. 235).

391.

Ibid., p. 235-236.