« Il me reste à publier la relation de mon échec »

Camus, à la différence de Paulhan, se montre admiratif du « Bois de pins », que Ponge lui a envoyé en janvier 1943, en même temps qu’un exemplaire du Parti pris des choses : « Dommage que les circonstances soient ce qu’elles sont ; je vous l’aurais demandé pour une collection que je dirige à Alger », écrit-il à Ponge392. Celui-ci du reste informe immédiatement Paulhan que Camus « tient le bois de pins pour publiable » (Corr. I, 277, p.286).L’aval de Camus joue probablement un rôle dans la décision de Ponge d’assumer la publication, dans leur imperfection affichée, des textes de La Rage. Mais l’on constate que, avant même que Ponge fasse la connaissance de Camus, celui-ci avait déjà joué le rôle de témoin implicite dans la décision prise par Ponge de publier ses « échecs ». En effet, c’est dans le cadre de ses réflexions à la lecture de « L’Essai sur l’absurde »393 de Camus que Ponge, en août 1941, dresse le constat qui l’amène à cette conclusion :

‘J’ai reconnu (récemment) l’impossibilité non seulement d’exprimer mais de décrire les choses.
Ma démarche en est à ce point. Je puis donc soit décider de me taire, mais cela ne me convient pas : l’on ne se résout pas à l’abrutissement.
Soit décider de publier des descriptions ou relations d’échecs de description. (...)
Quand j’ai pris mon parti de l’Absurde, il me reste à publier la relation de mon échec. Sous une forme plaisante, autant que possible. D’ailleurs l’échec n’est jamais absolu (PR, I, 206-207).’

Ces déclarations donnent des indications essentielles sur le sens qu’attribue désormais Ponge à l’acte de publication, et éclairent son ardeur nouvelle à cet égard. Sa résolution de publier ses « échecs » est l’aboutissement d’un long processus d’évolution. Par rapport aux termes de l’alternative tragique des années vingt – parler contre le risque de mort – , elle manifeste un spectaculaire déplacement des enjeux : désormais la parole est prise et c’est le fait de publier qui acquiert une dimension salvatrice. Par rapport au changement de cap esthétique plus récent, elle opère la traduction dans les faits, publiquement revendiquée, du choix de renoncer à la perfection. La démarche esthétique mise en œuvre dans les textes tâtonnants de La Rage trouve, avec leur publication, l’acte qui lui confère tout son sens. Sans publication les textes en question pourraient en effet n’être que des « brouillons » en attente de devenir œuvre. Publiés, ils se constituent en tant qu’œuvre, avec ce qu’une telle conception comporte de novateur394.

Dès août 1941, commence à s’élaborer le projet d’un recueil nouveau où pourraient prendre place les nouvelles expérimentations, avec la part d’« échec » qu’elles comportent. Tel qu’il est conçu à l’origine, ce recueil paraît incarner l’inverse de l’« objet parfait » souhaité par Paulhan, dans la mesure où il substitue à l’impératif d’homogénéité celui de donner voix à la pluralité des aspirations de son auteur : « Dans le livre que je projette, il s’agira de ne pas choisir entre les deux ou trois attitudes que je suis susceptible avec une égale sincérité, une égale fougue et d’égaux tourments d’adopter successivement »395. Ce projet de recueil ne prendra forme qu’à partir de 1943. Mais d’ici là, Ponge aura déjà publié en revue deux des textes destinés à en faire partie : « Le Mimosa » et « La Guêpe »396.

Si le « Bois de pins » est, on l’a vu, le premier texte que Ponge tente de rendre public, c’est finalement non pas avec celui-ci mais avec « Le Mimosa » que sera franchi le pas décisif d’une publication en dehors de tout patronage de Paulhan : en avril 1942, dans une lettre à Paulhan où Ponge se plaint du silence prolongé de celui-ci à propos des textes sur lesquels son avis a été sollicité, un post-scriptum ajoute abruptement : « "Fontaine" va publier le Mimosa » (Corr. I, 263, p. 271). Paulhan cette fois ne diffère pas davantage son commentaire et donne un avis globalement négatif, on l’a vu, sur la nouvelle manière, avec une mention particulière pour le texte appelé à publication prochaine : « Le mimosa, je l’aurais préféré plus simple, plus dégagé » (ibid., 264, p 272). Ponge passe outre cette condamnation de son texte alors même qu’elle aurait dû, comme le notent Bernard Veck et Jean-Marie Gleize, « amener le disciple scrupuleux à surseoir à sa publication pour le corriger selon les indications fournies »397. « Le Mimosa » paraît dans Fontaine en mai 1942. Il s’agit d’une publication que Ponge aura assumé seul, et dont il aura même expressément contrôlé les modalités398.

Dans une spectaculaire coïncidence, cette publication est exactement contemporaine de celle du Parti pris des choses. En somme, simultanément se produisent deux avancées en direction des lecteurs réels : l’une, due à Paulhan, consacrant l’œuvre réalisée dans la période antérieure, couronnant l’ère du parti pris des choses ; l’autre, hors du patronage de Paulhan, concernant les recherches en cours. Cette dernière va bientôt s’intensifier avec le projet de faire publier La Rage de l’expression.

Notes
392.

Lettre sur le Parti pris des choses, reproduite dans la N.R.F n° 45, juillet-septembre 1956, p. 386-392.

393.

Qui deviendra ensuite « Le Mythe de Sisyphe ».

394.

« La Mounine » témoigne du parcours qui a conduit à la décision de publier : Ponge y présente celle-ci comme une solution au problème soulevé par Audisio au sujet du « Bois de pins » (« Chaque chose en soi, rigoureusement spécifique et aboutie est excellente. Le total devient une marqueterie ») : « le moyen d’éviter la marqueterie sera de ne pas publier seulement la formule à laquelle on a pu croire avoir abouti, mais de publier l’histoire complète de sa recherche, le journal de son exploration » (RE, I, 426).

395.

Passage de manuscrit reproduit dans la notice de La Rage de l’expression (OC I, 1010).

396.

Respectivement dans Fontaine en 1942 et dans Messages en 1943.

397.

Notice de La Rage de l’expression, OC I, p. 1012.

398.

Insistant auprès de la revue Fontaine, on l’a vu,pour que son texte paraisse dans le numéro ordinaire de la revue et non dans le « numéro spécial annoncé pour le même mois (la poésie comme exercice spirituel) » ce qui lui paraît plus conforme à sa « position philosophico-esthétique » (Lettre à Gabriel Audisio du 9 février 1942).