Vers la publication de La Rage de l’expression ?

Le projet de recueil entrevu dès 1941 se concrétise en 1943, à la suite de la proposition d’un nouveau lecteur, Pierre Seghers, qui propose de faire passer à un éditeur suisse le manuscrit d’un second recueil399. Ponge persiste, non sans hésitation400, dans le choix d’exhiber ses nouvelles recherches. L’élaboration de ce recueil témoigne de la difficulté dont s’accompagne la tentative d’émancipation qu’il représente à l’égard de Paulhan. On voit en effet Ponge se replacer par moments dans une posture d’humble disciple par rapport à son ancien mentor. Il sollicite avec insistance son aval, malgré l’avis défavorable qui lui a déjà été donné sur les textes en jeu. Sous l’effet peut-être d’une certaine culpabilité à passer outre cet avis, Ponge manifeste le désir de renouveler son allégeance à Paulhan. Dès mai 1943, c’est comme une épreuve pénible, acceptée essentiellement pour des motifs financiers, qu’il lui présente la composition du futur recueil :

‘Et depuis, ce recueil à composer. Là, je crois (parfois) que j’y renonce. Rien de plus éprouvant je pense. Regarde cette liste de titres. – Tu me pardonnes, j’espère. Et tu m’aides ? (...) Comme tu vois, je suis dans une mauvaise période. Aussi, ce n’est pas là ce que j’aime faire ! Mais 25.000 (quand on n’a plus que 7.000)... Enfin, tout à fait empoisonné (Corr. I, 282, p. 291). ’

A cette lettre est jointe une liste de titres qui manifeste l’hésitation de Ponge quant au contenu du recueil : des titres « phénoménologiques » (« Eugénies », « Phénoménales », « Sapates ») y voisinent avec des titres tels que « La Tangente par l’expression », ou « La Rage de l’expression »401. La réponse de Paulhan privilégie le choix phénoménologique : « C’est Sapates, sans aucun doute » (Corr. I, 283, p. 292). Deux mois plus tard, en juillet, Ponge informe Paulhan de l’envoi du manuscrit à Seghers : ce ne seront pas des « Sapates mais une « Rage de l’expression », composée de « Strophe », « Le Carnet du Bois de pins », « Le Mimosa » et « La Mounine ». Ponge semble vouloir s’excuser de ce recueil, qu’il dénigre en l’appelant le « Recueil-aux-25.000 », et de sa non-obéissance : « Il fallait, en tout cas, te mettre au courant. Ecris bientôt, si tu n’as pas l’intention de me punir » (ibid., 287, p. 296). En août, nouvelle manifestation d’allégeance : « Je me suis réservé la possibilité de ne pas publier la Rage de l’Expression si tu jugeais que je ne doive pas le faire. Jamais je ne ferai rien en ce genre sans être d’accord avec toi . (...) Ainsi, pèse et parle » (ibid., 290, p. 301). On le voit, au moment de concrétiser cet acte d’indépendance qu’est la publication de La Rage, Ponge est tenté de s’en dessaisir pour réinvestir Paulhan du rôle d’autorité suprême qu’il avait eu au moment de la composition du Parti pris des choses.

Cependant, en même temps qu’il s’en remet à Paulhan, et tout en reconnaissant qu’« il est des jours où ces textes [lui] paraissent misérables », Ponge tente de défendre (avec timidité et précautions) sa nouvelle poétique : il invoque la liberté d’être soi-même (« mais d’abord "sommes-nous gens à avoir honte d’aucune partie de notre esprit ?" ») et surtout il conteste la qualification de « brouillons » pour ces textes :

‘je ne suis pas tellement sûr enfin qu’il ne s’agisse que de brouillons. Il me paraît clair que le poème en prose ne me suffit plus, et que je tends à une autre forme (à la fois plus intime et plus épique ?) vers laquelle ils représentent un passage peut-être (ibid., 290, p. 301).’

Réponse de Paulhan : « mais tu n’as pas à hésiter. Envoie La Rage de l’expression. Une fois assuré de l’essentiel, tout peut être tenté, tout doit également être tenté » (ibid., 292, p. 302). On note la réserve qui s’exprime derrière l’encouragement : « l’essentiel », dit en somme Paulhan, n’est pas dans La Rage...

Et pourtant dans cette œuvre et dans le désir de la rendre publique, se joue l’ensemble des nouvelles orientations esthétiques et éthiques de Ponge. Celui qui en est le témoin n’est pas Paulhan, mais Albert Camus. C’est à lui que Ponge adresse, en septembre 1943, une longue lettre dans laquelle il présente la nouvelle esthétique de La Rage comme une nécessité au service d’un programme politique et philosophique402. Camus remplit à cette époque une fonction essentielle : c’est face à lui que Ponge, dans les « Pages bis » élabore et affirme ses nouvelles positions, dans un regard rétrospectif sur le sens de son parcours, qui lui permet aussi de prendre ses distances par rapport à des étapes désormais dépassées.

Notes
399.

Voirla lettre à Audisio du 14 août 1943 :« Il me fallait composer un recueil pour un éditeur de Neuchâtel (tuyau de Seghers) ».

400.

« J’ai longtemps hésité entre un nouveau choix de SAPATES (textes phénoménologiques, genre Parti Pris), et autre chose », écrit-il à Audisio en août 1943. C’est finalement en faveur de l’imperfection qu’il se prononce : « dès que j’en saisissais un [un des « sapates »], c’était pour y retravailler et je n’en finissais plus. J’ai donc envoyé (hier à Neuchâtel) La Rage de l’expression». (Lettre à Audisio du 14 août 1943, voir notice sur La Rage de l’expression , OC I, 1015).

401.

Liste reproduite dans OC I, p. 433.

402.

Voir l’analyse de cette lettre par J. M. Gleize et B. Veck, dans la notice de La Rage de l’expression, OC I, p. 1017-1018.