8. Les « Pages bis » (1941-1944) : face au lecteur-Camus, reformulation des « raisons »

L’ère du Parti pris des choses avait été précédée de ces longs préliminaires réflexifs que sont les Proêmes (dont le nom dit bien le statut d’antériorité). La période suivante obéit à un processus inverse : elle commence par une phase d’intense activité poétique – d’août 1940 à août 1941 sont écrits tous les textes de La Rage –, qui est suivie d’une pause réflexive et rétrospective, manifestée principalement dans les « Pages bis », dont la rédaction s’étend de 1941 à 1944, mais aussi dans les « Première et Seconde méditations nocturnes », rédigées en 1941 et 1943. La pratique a donc cette fois précédé l’élaboration théorique.

Les « Pages bis », deuxième vague de proêmes à près de vingt ans de distance, sont en quelque sorte des « Proêmes bis », et c’est bien comme tels que Ponge les publiera dans le recueil Proêmes, où elles feront suite à la première vague proêmatique403. Mais l’écho qu’elles en constituent est un écho inversé : d’abord parce que ces « Pages » ont suivi la phase d’expérimentation poétique au lieu de la précéder, attribuant donc rétrospectivement des « raisons » à ce qui a déjà été fait, là où les Proêmes cherchaient quel sens donner à ce qui pourrait être fait. Ensuite parce que si les « Pages bis » reviennent sur bon nombre de motifs qui hantaient les années vingt, c’est pour les transformer et les dépasser. Elles représentent une façon de clore toute une période de travail. D’une part Ponge reconstruit rétrospectivement son parcours, dans une forme de bilan qui met en lumière le rôle qu’a joué le Parti pris, et le constitue en étape, le faisant ainsi basculer dans le passé. D’autre part, se remémorant contre quoi son parti a été pris, il revisite le « drame de l’expression » pour mieux le clore définitivement. Dans un effet de boucle, il revient sur les termes de ce drame, les intègre, les dépasse, et par là mesure la distance parcourue.

Dans cette fonction conclusive des « Pages bis » l’interaction avec Camus joue un rôle essentiel. Cependant le mouvement de retour sur le passé s’était déjà amorcé quelque temps avant la rencontre de Camus : en témoigne la « Première méditation nocturne », rédigée en mars 1941404.

Notes
403.

Du reste les « Pages bis » font mention des Proêmes, que Ponge dit avoir montrés à René Leynaud, ajoutant « il y aurait honte pour moi à publier cela » (PR, 220). C’est l’écriture des « Pages bis », ces nouveaux proêmes, qui remet en circulation ces textes des années vingt, jusqu’à suggérerl’éventualité de leur publication, même si c’est pour l’écarter.

404.

Les « Méditations nocturnes » ouvrent cette période de réflexion métatechnique qui s’intensifiera dans les « Pages bis ». Bernard Beugnot souligne que « l’ensemble de ces méditations nocturnes aurait pu faire partie des "Pages bis" de Proêmes non seulement par les dates (…) mais aussi par la facture et les préoccupations » (notice sur le texte, OC II p. 1691).