A. « Première méditation nocturne » : l’aspiration à un nouvel équilibre

Dès mars-avril 1941, alors que les textes de La Rage n’ont pas encore tous été écrits, la « Première méditation nocturne » marque une pause réflexive et manifeste le désir de trouver un nouvel équilibre, rendu nécessaire par l’expérimentation récente d’une parole confrontée à l’inachevé et au relatif. Cette pratique déstabilisante s’insère elle-même, rappelons-le, dans un contexte historique particulièrement bouleversé, où la parole est mise au service des impostures idéologiques : le texte s’ouvre sur la mention de l’angoisse suscitée par l’imposture à l’œuvre dans les discours du national-socialisme. Il s’agit encore une fois, face aux perversions langagières, d’une réflexion sur ce que pourrait être un bon usage de la parole405.

Pour la première fois dans ce texte, Ponge manifeste le désir de retracer son évolution. Il l’esquisse sommairement comme celle d’un esprit qui, aux prises avec le langage, a dû inventer constamment des façons de se défendre. Il souligne son effort pour ne pas céder au vertige créé par « l’infini tourbillon du logos, ce remous insondable », vertige très tôt entrevu (NNR, II, 1180) et ses tentatives de progression vers une improbable position d’équilibre :

‘Chaque mot, chaque idée, chaque chose est une sorte de nœud mouvant, de remous insondable : cela une fois compris, il faut retomber sur ses pieds et faire en souriant ce que l’on a à faire sur son barreau de l’échelle. (…)
Malheureusement, pour qui une fois a sondé l’insondable, avalé l’écœurant, abordé l’absurde, tomber sur ses pieds devient difficile, et marcher, et parler, écrire… (…).
Telle est en gros (…) l’histoire de mon esprit (ibid., 1180).’

L’« insondable », l’« écœurant », l’« absurde » renvoient sans doute essentiellement au vertige devant les mots vécu dans les années vingt. D’où le retour d’un motif alors central : la hantise d’être « abusé » par les mots, d’être leur victime, de subir leur loi. Ponge fait resurgir en 1941 la thématique ancienne du rapport de force avec les mots : duel, nécessité constante de se défendre, pratique offensive de l’écriture contre, désir de défigurer l’adversaire. L’image de la « défiguration », telle qu’elle apparaissait en 1924 dans « Forcé souvent de fuir… » (DPE, 3) est reprise presque mot pour mot dans la « Première méditation nocturne » :

‘Ni Dieu ni Maître. Le Maître serait-il le Logos, le langage, les mots. Cela explique ma façon d’écrire contre les mots, contre le langage, en me défiant toujours de leur façon d’abuser de moi, ou de ce que je veux exprimer, en tentant de reculer aussi lentement que possible devant les mots, en les abîmant autant que possible, en les « défigurant » d’un coup de mon style » (ibid., 1182, je souligne).’

Le vœu de défigurer les paroles réapparaîtra trois ans plus tard, dans « Pages bis IV », avec une image où – notons-le – cette fois le recul devant les paroles se transforme en une avancée offensive : « il faut d’abord (…) foncer à travers les paroles, malgré les paroles, les entraîner avec soi, les bousculant, les défigurant » (PR, I, 212).

Quant aux abus qu’exerce le langage, ils avaient donné lieu en 1926, avec « Justification nihiliste de l’art », à la mise en scène d’une parade qui restait profondément marquée de désespoir : « ridiculiser » le langage « par la catastrophe, – l’abus simple des paroles » servait un « but d’anéantissement ». Mais en 1941 la formule trouvée pour ôter toutcaractère tragique à l’abus subi est celle d’« abus réciproque », ce qui représente une forme d’équilibre :

‘(…) mon travail sur les mots avec le Littré aboutit (…) à les respecter outre mesure, en respectant la totalité de leur sens sémantique. Si bien que j’abuse d’eux, au moins autant qu’ils abusent de moi : jeu d’abus réciproque, revanche406 (ibid., 1182). ’

On le voit, la recherche d’un nouvel équilibre, loin de renier les positions radicales antérieures, s’emploie à les intégrer. Cependant ce mouvement va connaître bientôt une impulsion capitale à l’occasion de l’interaction entre l’œuvre de Ponge et celle de Camus.

Notes
405.

Comme le remarque Bernard Beugnot, l’adjectif « nocturnes » qui qualifie ces méditations « n’est pas sans évoquer la montée de la barbarie nazie contre laquelle Ponge résiste par son activité de militant communiste ». S’il « met si fortement l’accent sur la santé et la recherche de mœurs d’équilibre, c’est parce que l’Europe offre le spectacle du triomphe des forces de mort auquel contribuent les idéologies mystificatrices » ( ibid., p. 1691).

406.

Cette formule de l’« abus réciproque » se révélera féconde : elle réapparaîtra en 1943 dans un passage du Savon, et en 1944 dans « Pages bis IV ». Elle est aussi incluse dans le « Compte-tenu des mots » de la « Seconde méditation ».