« Pages bis I » : un bilan qui, sur fond de constats d’échec, valorise le relatif

Dans ce texte, Ponge relit son parcours en fonction de la catégorie de l’absurde (en « termes camusiens » donc) mais selon la propre expérience qu’il en a, vécue par lui sur un mode particulier : l’infidélité des moyens d’expression. Ponge commence en effet par noter que Camus

‘ne recense pas parmi les « thèmes de l’absurde » l’un des plus importants (le plus important historiquement pour [lui]), celui de l’infidélité des moyens d’expression, celui de l’impossibilité pour l’homme non seulement de s’exprimer mais d’exprimer n’importe quoi (PR, I, 206). ’

Ponge interprète alors les étapes successives de son œuvre propre comme autant de réactions au sentiment de l’absurde dans l’expression : constat de l’impossibilité de s’exprimer, choix consécutif de décrire les choses, prise de conscience de « l’impossibilité non seulement d’exprimer mais de décrire les choses » (ibid., 206).

Constat global d’échec ? Il faut mentionner que, dans le manuscrit conservé par lui, Ponge a plus tard noté en marge de ce bilan « Ceci très dépassé depuis lors »408. Du reste la possibilité d’un dépassement était déjà présente d’emblée, sous la forme de la valorisation du relatif aux dépens de l’absolu : « Quand j’ai pris mon parti de l’Absurde, il me reste à publier la relation de mon échec. Sous une forme plaisante autant que possible. D’ailleurs l’échec n’est jamais absolu » (ibid., 207). Le trajet commencé en prenant le parti des choses aboutit ainsi à prendre son parti de l’absurde. Et ce n’est pas une fin, ni un désespoir : c’est la possibilité d’une attention nouvelle aux « succès relatifs d’expression ». Ponge récuse la nostalgie d’absolu que Camus postule chez tout homme :

‘l’individu tel que le considère Camus, celui qui a la nostalgie de l’un, qui exige une explication claire, sous menace de se suicider, c’est l’individu du XIXè ou du XXè siècle dans un monde socialement absurde (ibid., 209).’

Poursuivant la réflexion commencée dans la « Première Méditation », Ponge entrevoit la possibilité d’un équilibre humain : « l’homme nouveau » sera certes conscient de « l’absurdité du monde » et « toujours debout sur le tranchant du problème », mais « il s’y maintiendra aisément et pourra s’occuper d’autre chose, sans déchoir » (ibid., 209). Un certain bonheur de l’homme est possible : « Sisyphe heureux, oui, non seulement parce qu’il dévisage sa destinée, mais parce que ses efforts aboutissent à des résultats relatifs très importants » (ibid., 208). Sans doute y a-t-il là allusion au travail de Sisyphe auquel vient de se livrer Ponge, avec La Rage409

En prenant ses distances par rapport à l’exigence d’absolu, dans le langage en particulier, Ponge assigne une position nouvelle au personnage qui, dans les années vingt, incarnait pour lui la tragédie de la parole : Hamlet. S’il le convoque de nouveau, ce n’est pas pour le renier : la lucidité du personnage quant à l’inadéquation des mots lui semble un préalable toujours aussi essentiel ; mais il entend congédier son ancienne identification à la souffrance d’Hamlet : « [L’homme nouveau] considérera comme définitivement admise l’absurdité du monde(ou plutôt du rapporthomme-monde). Hamlet, oui ça va, on a compris » (ibid., 209). Deux ans plus tard, dans « Pages bis VIII » il se fera plus déterminé encore, répondant à la célèbre question de Hamlet par une affirmation sans réplique : « Notre devise doit être : « Etre ou ne pas être ? » – « ÊTRE RESOLUMENT » (ibid., 219).

Le premier bilan entrepris dans ces « Pages bis I », qui présente en somme l’histoire d’une succession d’échecs et de réactions à ces échecs, reste cependant, en ce qui concerne l’œuvre elle-même, relativement sombre. Il s’attache surtout à décrire une posture philosophique susceptible d’intégrer les échecs en les relativisant. Un an et demi plus tard, la « Seconde méditation nocturne » proposera un bilan plus positif de l’œuvre en train de se construire. Ceci n’est sans doute pas étranger à la publication, intervenue entre-temps du Parti pris des choses.

Notes
408.

Voir ibid., p. 984, note 4.

409.

Travail dont témoigne la lettre à Audisio du 19 octobre 1941 : « J’ai travaillé tout l’été et je travaille encore jusqu’à 2 ou 3 heures du matin chaque jour. D’innombrables cahiers, carnets ont ainsi été noircis d’élucubrations diverses » (correspondance inédite).