« Seconde méditation nocturne » : une rétrospective qui débouche sur le « compte-tenu des mots »

La « Seconde méditation nocturne » est écrite les 11 et 12 janvier 1943, c’est-à-dire juste avant la réception par Ponge de la longue lettre que Camus lui adresse à propos du Parti pris des choses. Le bilan que propose ce texte est beaucoup plus précis et détaillé que celui d’août 1941. Plus narratif, il offre l’esquisse d’une véritable autobiographie intellectuelle : sous le titre « Histoire de mon esprit » (NNR, II, 1188), Ponge entreprend de retracer les étapes de cette « histoire » qu’il avait jusque-là seulement caractérisée brièvement comme la difficile recherche d’une position d’équilibre face aux mots. Cette question continue à informer le propos, mais cette fois le panorama remonte beaucoup plus loin en aval – prenant en compte des éléments antérieurs même au « drame de l’expression » – et il intègre symétriquement, en amont, une découverte récente susceptible de le reconfigurer.

Cette découverte est celle de la formule – appelée à devenir célèbre – du « Compte-Tenu des mots » comme contrepoint à celle du « Parti pris des choses » : « Le Compte-Tenu des mots ferait assez bien le pendant du Parti pris des Choses » (ibid., 1188). On le constate, l’œuvre qui vient de paraître, et qui témoignait, on s’en souvient, d’un parti essentiellement pris contre les mots, est déjà en décalage par rapport aux expérimentations de l’auteur. Elle en est une étape, mais Ponge l’inscrit cependant dans l’ensemble de son parcours de manière beaucoup plus positive qu’il ne le faisait dans son premier bilan des « Pages bis I » : l’étape du Parti pris n’y est plus présentée comme une solution par défaut (« se rabattre » sur les choses) mais comme l’un des aspects d’une double « découverte » :

‘Le parti pris des choses vient d’une découverte : le parti qu’on peut tirer des choses avec un peu d’attention. Mais F.P. a fait une autre découverte, au moins aussi importante : le parti qu’on peut tirer des mots, avec (également) un peu d’attention seulement (ibid., 1187).’

A la lumière de cette formule du « compte tenu des mots », Ponge retrace l’histoire de son face à face avec les mots. Il fait d’abord retour à l’époque lointaine, antérieure à l’ère du Parti pris, où il travaillait dans la prise en compte quasi exclusive des mots. Façon, là encore, non de nier mais au contraire d’intégrer cette étape dans ce qui pourrait être enfin la position d’équilibre tant souhaitée. Lorsque Ponge tente de remonter aux origines de cette histoire, c’est la figure tutélaire du père qui surgit : « Il faudrait remonter haut, aux écrits de mon père » (ibid., 1188). Le « compte tenu des mots », comme solution de compromis, est l’aboutissement d’un processus dynamique qui s’enracine très loin. Ponge fait allusion ici au commentaire fait par Armand Ponge (en 1922) sur « Le Jour et la Nuit », commentaire qui insistait sur « l’épaisseur sémantique des vocables »410. Or Ponge en vient à une réconciliation mots-choses précisément sur cette base : « Et d’ailleurs que sont les mots, sinon des choses ? N’ont-ils pas plusieurs dimensions, à cause de leur épaisseur sémantique ? (…) C’est un monde concret pour en exprimer un autre »411.

L’étape que retrace ensuite Ponge est celle de la prise en considération, scrupuleuse à l’extrême, de l’« épaisseur sémantique » des vocables. Il se réfère là à des textes très anciens, ces « Fables logiques » qu’il avait rédigées en 1924, et qu’il considère maintenant comme une curiosité caractéristique de cette étape de « l’histoire de [s]on esprit : « Fables logiques ou Fabulations logiques. L’affabulation d’un texte émanant seulement des aventures sémantiques des mots qui le composent… » (ibid., 1188). Ponge prend ses distances par rapport aux exigences qui caractérisaient l’époque du drame de l’expression :

‘ce Langage absolu (…) que je recherchais – avec une gravité extrême, un désespoir soutenu, aucun humour – vers 1925.
Le compte tenu ou compte rendu des mots battait alors son plein. Je ne considérais que les mots et n’écrivais à la suite de l’un d’eux que ce qui pouvait se composer avec sa racine, etc. D’où inhibition presque totale à parler. Une exigence de correction absolue en profondeur aboutissait au silence.
J’envisageais exagérément les paroles (ibid., 1188)412. ’

En somme, ce que Ponge appelle « histoire de mon esprit » se présente dans l’une et l’autre « Méditations nocturnes » comme l’histoire d’un esprit aux prises avec les mots ; mais ceux-ci, abîme vertigineux dans la « Première Méditation », deviennent simplement facteur dont il faut « tenir compte » dans la deuxième. Cette formule nouvelle du compte tenu de en dit long sur le changement d’attitude de Ponge. Dans « Pages bis I », il en restait à l’idée de parti : « prendre le parti de » puis dans un second temps « prendre son parti de » ; désormais il y a aussi cette possibilité du « tenir compte de », position à la fois moins volontariste et moins passionnelle, qui témoigne d’une capacité nouvelle à intégrer ce qui, du dehors, menace la réalisation intégrale de son projet.

Notes
410.

Voir OC II, note 25 p. 1693.

411.

« Seconde méditation nocturne », NNR, II, 1187. Dans le rappel du caractère concret des mots, de leurs dimensions, de leur épaisseur, il y a aussi retour aux motifs de « La Promenade dans nos serres ».

412.

On note au passage que l’obligation de les envisager conduisait à la même époque au désir de les défigurer.