C. La lecture par Camus du Parti pris des choses et les réactions qu’elle suscite chez Ponge 

Début 1943 a lieu la première rencontre entre Ponge et Camus, très vite suivie de l’envoi à Camus d’un exemplaire du Parti pris des choses. Le 27 janvier, Camus adresse à Ponge, en retour, une longue lettre où il lui confie ses impression de lecture413. Il insiste, on l’a vu, sur l’absence de l’homme dans le Parti pris des choses et surtout il qualifie l’ouvrage d’« œuvre absurde à l’état pur »414. La réaction de Ponge est immédiate : il s’emploie dès les jours qui suivent à consigner les réflexions inspirées par cette lecture de son œuvre, réflexions qui formeront la plus grande partie des « Pages bis » II à X (seules les « Pages bis IV », datées de 1944, sont nettement postérieures).

Ces pages, qui préparent la discussion prévue quelques jours plus tard lors d’une prochaine rencontre constituent une réponse à Camus. C’est là une caractéristique énonciative remarquable : si Ponge tend toujours – comme on l’a vu – à une écriture plus ou moins dialogique, il est cette fois dans les conditions objectives d’un échange avec un partenaire réel. Tantôt Camus fait dans le texte l’objet d’adresses directes à la deuxième personne, tantôt il y est désigné à la troisième personne : en tout état de cause, il est constamment présent dans le propos. Qui plus est, ce partenaire est un lecteur du Parti pris des choses et sa lecture constitue le sujet même de la discussion. L’enjeu est considérable. Ponge, qui vient d’acquérir le statut officiel d’auteur, avec la publication de son livre, fait là l’expérience d’une première véritable rencontre avec un lecteur. C’est face à ce lecteur qu’il éprouve le désir de s’expliquer en détail sur ses positions passées et présentes, pour dissiper tout malentendu. La deuxième caractéristique énonciative de ces textes prend dès lors toute sa signification : reproduisant au plus près le mouvement de la pensée, sans souci des redites et des imperfections, comme dans un journal de bord, ces pages constituent l’équivalent, sur le plan réflexif, des textes de La Rage de l’expression. On y trouve les mêmes emportements, les mêmes impatiences que dans « Le Carnet du Bois de pins », la même rage et la même passion. En somme, Ponge entend ici rester pleinement lui-même pour faire valoir, face à autrui, ses propres « raisons » : il les déclinera à sa façon, et non pas, comme il avouait le faire en face de Paulhan, en « s’occupant » d’abord des raisons de son interlocuteur, « fût-ce contre [lui]-même » (Corr I, 134, 131, p. 141, 135). La réponse qu’il fait à Camus est donc l’occasion d’une reformulation de ses raisons, d’autant plus énergique qu’elle opère une mise en perspective par rapport à certaines positions passées. L’affirmation d’une résolution nouvelle passe par le re-traitement et l’intégration de certaines données primitives, notamment celles qui coloraient de tragique le projet initial.

Notes
413.

« Lettre au sujet du "Parti pris" », op. cit.

414.

Ibid., p. 386.