Re-traitement des thèmes tragiques

Toutes les réflexions que consigne Ponge dans ces pages retravaillent en profondeur les difficultés qui avaient surgi au seuil de son œuvre. On y voit faire retour, dans une approche nouvelle, nombre de thèmes caractéristiques du drame vécu dans les années vingt.

Tout d’abord, à la suite de la suggestion faite par Camus d’infléchir son œuvre dans un sens philosophique, Ponge centre son propos sur le refus de la philosophie, le dégoût des idées et en particulier le rejet de la métaphysique avec son cortège tragique. C’est l’occasion pour lui de revenir, après vingt ans, sur l’un des grands thèmes du « drame de l’expression » : la souffrance devant l’impossibilité d’exprimer « l’idée »415. Or il affirme désormais son choix de se détourner des idées, et ceci non sans provocation : « A bas donc la pensée ! » déclare-t-il dans « Pages bis V » (PR, I, 213). S’il explique d’abord ce choix par la considération due à ses inclinations et répulsions personnelles (« dégoût des idées » qui lui « viennent à malheur », le « bousculent » et le « bafouent ») (ibid., 213), au-delà de ce refus épidermique, Ponge justifie son refus de la philosophie, et surtout de la métaphysique par le fait qu’elle est, à ses yeux nécessairement entachée de sentiment tragique. Or c’est précisément comme une alternative à ce tragique qu’il entend désormais présenter son Parti pris :

‘Oui, le Parti pris naît à l’extrémité d’une philosophie de la non-signification du monde (et de l’infidélité des moyens d’expression).
Mais en même temps il résout le tragique de cette situation. Il dénoue cette situation. (…)
Il y a dans Le Parti pris une déprise, une désaffection à l’égard du casse-tête métaphysique… Par création HEUREUSE du métalogique ( ibid., 215). ’

La foi dans une « création heureuse » s’accompagne d’une distance nouvelle par rapport au motif – tragique par excellence – du suicide. On se souvient qu’à la fin des années vingt, Ponge présentait la rhétorique, en tant qu’exercice énergique du langage, comme un recours contre la tentation du suicide : « il s’agit de sauver quelques jeunes homme du suicide (…). Je pense à ceux qui se suicident par dégoût, parce qu’ils trouvent que "les autres" ont trop de part en eux-mêmes » (PR, I, 192). Le thème du suicide réapparaît à plusieurs reprises dans le dialogue avec Camus, puisque celui-ci en fait une question centrale dans Le Mythe de Sisyphe, y voyant même le seul véritable problème philosophique. Ponge prend le contre-pied de cette position, et fait de la tentation du suicide un luxe réservé à une certaine jeunesse oisive : « le suicide ontologique n’est le fait que de quelques jeunes bourgeois (d’ailleurs sympathiques) » (ibid., 213). Il repousse violemment les forces de mort qui travaillaient son propre itinéraire par un appel à naissance grâce au travail poétique : « Y opposer la naissance (ou résurrection), la création métalogique (la POESIE) » (ibid., 213). Inscrivant son travail sur l’horizon de ses préoccupations politiques, il complète les propos qu’il tenait dans « Rhétorique », en précisant désormais que l’effet salvateur de la littérature s’exerce à un niveau qui n’est pas seulement individuel et psychologique, mais aussi collectif et politique : « Quand je vous disais qu’il s’agissait pour nous de sauver du suicide quelques jeunes hommes, je n’étais pas complet : il s’agit aussi de les sauver de la résignation (et les peuples de l’inertie) » (ibid., 219).

L’un des commentaires faits par Camus ramène également au premier plan le thème fondateur du mutisme. Si le mutisme des objets avait été l’une des principales impulsions du Parti pris des choses, Ponge entend se démarquer de tout mimétisme quant à ce mutisme, et rappeler que si son œuvre manifeste une certaine réserve dans l’usage de la parole, elle n’en témoigne pas moins avant tout – contre le risque mortel du silence – de la nécessité impérieuse de parler :

‘Vous me dites que je fais consentir au mutisme par une science prestigieuse du langage. Peut-être au mutisme quant à un certain nombre de sujets… Mais non au mutisme absolu. Car, bien au contraire, toute mon œuvre tend à prouver qu’il faut parler, résolument (ibid., 217). ’

En 1944, dans les « Pages bis IV », Ponge reviendra encore, avec insistance, sur ce mot d’ordre, (rappelé trois fois, en l’espace de treize lignes) et sur les dangers du silence :

Il faut parler : le silence en ces matières est ce qu’il y a de plus dangereux au monde. On devient dupe de tout. On est définitivement fait, bonard. Il faut d’abord parler, et à ce moment peu importe, dire n’importe quoi. Comme un départ au pied dans le jeu de rugby : foncer à travers les paroles (…) (ibid., 212).

L’allusion de Camus au mutisme est finalement l’occasion pour Ponge d’affirmer sa position quant à la nécessité vitale de prendre la parole, position qu’il ne quittera jamais.

C’est avec les « Pages bis IV », rédigées en 1944, que la mise à distance du tragique trouvera son expression la plus nette. Il s’agit là en effet d’un ultime bilan qui rejette définitivement dans le passé le drame inaugural. Pour la première fois Ponge mentionne explicitement la « crise » qui a marqué les premières années de son travail, lui attribuant un rôle essentiel dans son parcours : « Après une certaine crise que j’ai traversée, il me fallait (parce que je ne suis pas homme à me laisser abattre) retrouver la parole, fonder mon dictionnaire. J’ai choisi alors le parti pris des choses » (ibid., 211, je souligne). Les enjeux n’avaient jamais été aussi clairement formulés : le parti pris en faveur des choses sert une finalité de parole. C’est le fait de retrouver (de trouver ?) la parole qui a été – et demeure – l’objectif essentiel. Et le fait de replacer la « crise de la parole » dans l’ensemble de l’itinéraire a aussi pour effet de rejeter cette crise dans le passé, d’affirmer qu’elle appartient à une ère désormais révolue.

En congédiant le tragique – et ses propres tragédies passées – Ponge accorde ses choix d’écrivain à ses prises de position morales et politiques, auxquelles le contexte historique donne une pressante actualité. Sa conception de la littérature comme « création heureuse » est étroitement liée à la finalité suscitatrice (sur le plan moral et politique) qu’il lui assigne, en vertu de ce qu’il appelle son « sentiment de responsabilité civile » : « Je n’admets qu’on propose à l’homme que des objets de jouissance, d’exaltation, de réveil » (ibid., 210). Il est révélateur qu’il fasse résider le sens ultime de son activité d’écrivain dans le fait de proposer quelque chose à autrui.

Notes
415.

Voir supra, partie I, « La Parole empêchée », p. 59 sq.