« Raisons » de faire œuvre suscitative

Le dialogue avec Camus permet à Ponge d’aboutir à une véritable injection de sens rétrospective dans l’avancée de son oeuvre, et en particulier dans l’étape qu’en constitue le Parti pris. Elle lui permet aussi, dans la dynamique ouverte par ces bilans, d’affirmer énergiquement ses convictions nouvelles – confiance dans le pouvoir de re-création de la littérature, parti pris humaniste416 – et les projets sur lesquelles elles débouchent. L’essentiel est, à cet égard, l’articulation à laquelle parvient Ponge dans les « Pages bis IV » entre deux motifs également fondamentaux à ses yeux : la nécessité vitale de la parole et sa mission suscitatrice.

Le thème de la suscitation, fil conducteur, on l’a vu, depuis la fin des années vingt, est en effet articulé dans les « Pages bis IV » au motif plus originel encore du « il faut parler ». Ce sont ainsi deux des élément moteurs de son écriture que Ponge parvient à mettre en rapport. Récapitulant les mots d’ordre relatifs à la prise de parole, il y intègre les motif de l’incitation et de la suscitation :« 1° Il faut parler ; 2° il faut inciter les meilleurs à parler ; 3° il faut susciter l’homme, l’inciter à être ; 4° il faut inciter la société humaine à être de telle sorte que chaque homme soit » (ibid., 211). Il est clair que ce récapitulatif épouse l’ordre chronologique des positions successivement adoptées par Ponge. Or l’on remarque qu’il passe de l’incitation à parler à l’incitation à être : la parole n’est plus seulement protection contre le risque mortel du silence, garde-fou contre la mort, ainsi que Ponge la définissait à l’origine ; elle est affirmation d’existence417.

Un tel projet suppose une parole pleinement signifiante, une portée entraînante du propos  :

‘Suscitation ou surrection ? Résurrection. Insurrection. Il faut que l’homme, tout comme d’abord le poète, trouve sa loi, sa clef, son dieu en lui-même. Qu’il veuille l’exprimer mort et fort, envers et contre tout. C’est-à-dire s’exprimer (ibid., 212).’

J’ai commenté au chapitre précédent ce retour de foi en la possibilité de s’exprimer. Ce à quoi je voudrais m’attacher ici, c’est la manière dont Ponge remonte sa propre source jusqu’au lieu où s’est noué le drame de l’expression,pour le dénouer de manière spectaculaire, vingt ans plus tard. Pour parvenir à conférer à la parole sa pleine dimension expressive et suscitative, Ponge réécrit dans les « Pages bis IV » « Baudelaire (leçon des variantes) », qui date de 1923.

Revenant sur la question qui le hantait au seuil de son œuvre, celle de la possibilité (ou non) d’exprimer quelque chose avec les mots, Ponge reprend les termes de cette question exactement là où il les avait laissés, s’appuyant sur la même variante d’un vers de Baudelaire, qui lui avait servi en 1923 à établir la priorité de l’arrangement des mots sur le sens lui-même. Dans « Baudelaire (leçon des variantes) »,ilcommentait alors en ces termes le travail du poète : « Ainsi il touche (et retouche) la matière verbale (…). Le sens change, tout change pour un mot. Cela ne fait rien. Il le faut. Un trait modifie tout, change tout. (…) Le sens n’est rien, il vient après » (PE, II, 1043). Sa réflexion l’amenait à l’époque à congédier le désir préalable de signifier ou du moins à faire de la signification un simple résultat, non une intention : « Ce qu’il se trouve qu’on dit bien (c’est-à-dire qu’on exprime…) on le dit » (ibid., II, 1043). On se souvient que cette conception n’avait pas tardé à déboucher sur celle du poète-bouffon, qui ne « conna(ît) plus que des sons dans le vent, plus une idée, plus un avis, plus une opinion » (ibid., 1028). Mais en 1944, reprenant l’exemple de la variante de Baudelaire, Ponge se démarque de ladémarche qu’elle manifeste, ou plutôt la considère comme une simple étape que l’on peut dépasser :

‘Certains poètes (voir les variantes de Baudelaire ( …) n’ont qu’à moitié compris : ils ont compris combien les paroles sont redoutables, autonomes et (…) ils les laissent faire, se bornant à donner le coup de pouce pour obtenir l’arrondissement de la sphère (…). Ils obtiennent ainsi un poème parfait, qui dit ce qu’il veut dire, ce qu’il a envie de dire, ce qu’il se trouve qu’il dit. Eux, ils s’en moquent. Ils n’ont ou du moins s’en vantent, rien de plus à dire.
C’est très bien ça.
Mais avec un peu d’héroïsme, de goût de la difficulté, du tour de force, on peut tenter au-delà encore (PR, I, 212).’

Et Ponge, revenant sur son renoncement antérieur, tant de fois affirmé, à toute ambition de « s’exprimer » poursuit :

‘On peut malgré tout, parce qu’on y tient vraiment (et comment, homme vivant, n’y tiendrait-on pas ?) tenter d’exprimer quelque chose, c’est-à-dire soi-même, sa propre volonté de vivre par exemple, de vivre tout entier (…) (ibid., 212). ’

Il est ainsi remarquable que le dialogue avec Camus, qui s’était ouvert en 1941 avec les « Pages bis I » sous le signe de « l’impossibilité pour l’homme non seulement de s’exprimer mais d’exprimer n’importe quoi » (PR, I, 206) aboutisse trois ans plus tard au constat qu’on peut « tenter d’exprimer quelque chose », tentative immédiatement identifiée à celle de s’exprimer « soi-même ». Il est significatif également que ce soit dans le cadre d’un dialogue qu’ait pu se faire jour cette confiance dans la possibilité de s’exprimer, d’être présent dans les mots.

Avec les « Pages bis » s’ouvre une ère de dialogue, dans laquelle l’œuvre tend à intégrer les réponses aux réactions qu’elle suscite. A partir de cette période où l’œuvre devient publique Ponge, de plus en plus nettement, « pratique le compte tenu des lectures qui sont faites de son œuvre », pour reprendre les termes de Benoît Auclerc418. En effet il est rapidement amené à prendre acte de certains décalages entre la réception de son œuvre et les « raisons » qu’il revendique.

Notes
416.

« Seule la littérature permet de jouer le grand jeu : de refaire le monde, à tous les sens du mot refaire ») (ibid., 218) ; « Mon titre (peut-être) : La Résolution humaine, ou Humain, résolument humain ou Homme, résolument » (ibid., 219). Rappelons qu’à cette époque Ponge a le projet d’écrire « L’Homme » : ce projet humaniste sous-tend les « Pages bis ».

417.

Quant au fait que Ponge passe d’une injonction d’abord adressée à soi-même à une incitationadressée à « la sociétéhumaine » dans le butque « chaque homme soit », elle intègre de manière explicite à son projet, comme je le remarquais au chapitre précédent, une dimension politique que cinq années de guerre et d’engagement personnel ont mise au premier plan.

418.

Benoît Auclerc, op. cit., p. 356.