Le Savon

Le Savon est, après La Rage, l’autre grand chantier essentiel de la période de la guerre. Il n’est donc pas étonnant de voir Ponge, en juillet 1943, en soumettre l’avancée récente aux deux destinataires privés dont l’avis est pour lui primordial à cette époque, à savoir ses « deux meilleurs amis d’alors, Albert Camus et Jean Paulhan » (S, II, 372). Or là aussi ce travail rencontre un relatif désaveu, que Ponge prend largement en compte pour se remettre en question, comme il le signale explicitement : « Le silence de Paulhan, les réserves de Camus419 me firent beaucoup réfléchir… » (ibid., 372-373). De cette réflexion naîtra le « Prélude en saynète ou Momon » – que j’ai commenté plus haut – tentative de la part de Ponge de « rendre ses intentions plus claires »420 et de porter remède aux difficultés rencontrées dans la réception de son travail. Il s’agit donc d’un texte réactif dans son principe, dans lequel la prise en compte des réticences du lecteur joue un rôle essentiel. Or la distance ironique manifestée par Ponge à l’égard de cette saynète est sans doute à mettre en rapport avec la préoccupation constante de cette figure de lecteur-censeur si inhabile à saisir ses « intentions ». Ponge ne parviendrait pas dans ce texte à construire son propre lecteur, mais se soumettrait à ce lecteur-censeur en lui concédant un effort de clarté, soumission qu’il dénonce aussitôt en caricaturant lui-même l’aspect démonstrativement pédagogique de son projet et en revendiquant d’emblée l’ambition de « ridiculiser son moyen d’expression ».

Du reste, le lecteur qui figure dans la « Saynète » est un « Lecteur absolu », dont les exigences métaphysiques font qu’il n’est nullement acquis a priori à la cause. Tout l’enjeu est au contraire de parvenir à le convaincre, et c’est sur le doute quant au succès de cette entreprise que se conclut la saynète : le Lecteur absolu « a arraché » les feuillets de la machine à écrire où figure le texte né de la déclamation qui vient d’avoir lieu, et « les a portés à ses yeux », mais son adhésion, à la suite de cette lecture, reste incertaine. Le désir du Poète de se concilier son Lecteur et son inquiétude quant à l’adhésion de celui-ci se manifestent explicitement par le jeu de scène (« il s’approche du Lecteur absolu, (…) lui prend le bras et l’entraîne vers la sortie ») et par cette question en forme de doute sur l’efficacité de la « toilette intellectuelle » proposée comme principal enjeu : « Mais peut-être, si je n’ai pas réussi, vas-tu trouver que je t’ai plutôt taché d’encre… ? » (S, II, 378)

Notes
419.

Ponge cite des extraits de la lettre dans laquelle Camus faisait part de sa perplexité devant les « intentions » de Ponge et lui reprochait un excès d’ellipse (S, II, 372).

420.

« J’en vins peu à peu, afin de rendre mes intentions plus claires, aussi claires que possible, (…) à concevoir une sorte de distribution des éléments de ce texte » (ibid., 373).