La Rage de l’expression

Avec la tentative de publication de La Rage de l’expression, c’est cette fois à un refus manifeste d’adhésion, exprimé par un lecteur « réel » – qui se trouve être en même temps l’éditeur pressenti – que Ponge va être confronté : après avoir enfin obtenu l’aval de Paulhan pour la publication de La Rage, il envoie en juillet 1943 son manuscrit à l’éditeur suisse avec lequel Seghers l’a mis en relation. Mais ce projet éditorial n’aboutira pas : l’éditeur fait connaître son refus en janvier 1944, suivi en cela trois mois plus tard par un autre de ses confrères, auprès duquel Seghers a joué une nouvelle fois le rôle d’intermédiaire. Sans doute, comme le soulignent Bernard Veck et Jean-Marie Gleize, les éditeurs sont-ils déconcertés, une fois les textes en main, par cette écriture si nettement en rupture avec le lyrisme patriotique traditionnel qui fait retour à l’époque : l’échec éditorial du recueil « manifeste la distance qui sépare La Rage de l’expression des ouvrages auxquels s’attendent les éditeurs ». En ces temps de « poésie engagée » et de « retour des mètres et des formes de la tradition », (…) « la position critique assumée par Ponge a pu passer pour excentrique, ou frivole. En tout cas, ce n’est pas à la mode »421.

En avril 1944 l’échec éditorial est consommé : « les Suisses ont refusé mon livre et ils se moquent de moi », écrit Ponge à Paulhan (Corr. I,, 299, p.301). La Rage de l’expression ne verra le jour en tant que recueil que huit ans plus tard, en 1952, après une longue suite de tribulations éditoriales, au cours de laquelle Ponge manifestera plusieurs fois son attachement à ce projet, l’importance à ses yeux des enjeux qu’il recouvre, et son exaspération devant sa difficulté à aboutir. En effet si un troisième éditeur suisse, Henri-Louis Mermod, achète les manuscrits dès la fin de la guerre et fait paraître « L’Œillet, La Guêpe, Le Mimosa » en 1946, puis « Le Carnet du Bois de pins » en 1947, le recueil rassemblant l’ensemble des textes tarde beaucoup trop, aux yeux de Ponge, à se concrétiser. Ainsi écrira-t-il en 1951 à Henri-Louis Mermod :

‘J’attends encore le véritable livre qui a fait l’objet de notre traité, livre qui a dans mon œuvre une signification profonde, [et qui] au moins aussi important que le Parti pris des choses, éclaire ce dernier, le dépasse et empêche une interprétation fausse de ma démarche d’esprit422. ’

Là est le hiatus : dans ce décalage entre la parution récente du Parti pris des choses – qui reflète un travail achevé depuis 1938 – , et l’absence de reconnaissance des travaux entrepris depuis lors. Ponge est en train d’être figé, en tant qu’auteur du Parti pris, dans une étape de son œuvre qu’il a déjà dépassée. Or précisément au moment où La Rage est refusée, il apprend que Le Parti pris va connaître sa première reconnaissance de taille à travers l’article que Sartre se propose de lui consacrer.

Notes
421.

Bernard Veck et Jean-Marie Gleize, Notice sur Le Savon, OC II, p. 1018.

422.

Lettre provenant des archives familiales, reproduite dans la notice de La Rage de l’expression, OC I, 1020.