B. Le Parti pris des choses est accaparé par les philosophes

On se souvient que les « Pages bis » témoignaient du raidissement de Ponge devant la lecture philosophique du Parti pris des choses par Camus. Et voici qu’un deuxième philosophe, Sartre, annonce en avril 1944 son intention d’en entreprendre l’analyse. C’est certes là la promesse d’un accroissement de notoriété pour Ponge, mais la correspondance avec Paulhan montre bien qu’en dépit de cet enjeu, le futur article de Sartre engendre d’emblée chez Ponge une certaine inquiétude. Lorsqu’il annonce ce projet à Paulhan il s’en sert avant tout comme argument pour obtenir de Paulhan lui-même un article : « Quand écris-tu un article sur moi ? Ça menace de devenir nécessaire ! Pour l’instant, Sartre en écrit un, paraît-il (Camus m’en informe). Voilà qui rend mon désir (insensé) plus urgent »(Corr. I, 300, p. 312). C’est de Paulhan avant tout que Ponge espère une véritable compréhension de son œuvre, et un rôle de relais auprès du public. A l’égard de la future lecture de Sartre il manifeste en revanche son appréhension : « Après avoir lu l’article de Sartre sur Parain, je frémis (d’avance) » (ibid., 305, p. 320).

Le projet de Sartre va avoir pour conséquence de taille la brusque entrée en scène des futurs Proêmes (encore appelés « Moments »), jusqu’alors demeurés totalement inédits ; ce qui débouchera très vite (dès octobre 1944) sur le processus de publication en recueil de ces textes. Ce dévoilement inattendu des « Moments » est sans doute à interpréter comme une tentative de parade : contre le risque pour Ponge de se voir défini essentiellement comme auteur du Parti pris des choses, il s’agit de contrebalancer l’effet produit par ce recueil en mettant en circulation des textes tout différents, susceptibles de brouiller toute image trop univoque. Sartre demande en effet à Ponge de lui « communiquer des inédits » par l’intermédiaire de Camus. Or ce que Ponge choisit d’envoyer, ce ne sont pas les textes descriptifs inédits dont il peut disposer à ce moment, mais rien de moins que l’ensemble des textes métapoétiques qu’il a écrit pendant les années vingt et trente, ceux-là même qui constitueront les futurs Proêmes :

‘J’aurais mauvaise grâce, me semble-t-il, à refuser (à quiconque) des informations sur moi-même. Je me décide donc à envoyer à Camus certaines notes (Les MOMENTS –1er livre (en gros 1925-1935) ; mes SOUVENIRS interrompus, de 1939-40)… En partie pour aider Sartre, partie pour le dérouter (ibid., 300, p. 313, je souligne).’

En somme la perspective d’être analysé par Sartre provoque le dévoilement de tout un autre pan de l’œuvre, resté caché jusque-là : « Je n’avais pas, à vrai dire, idée de les montrer si tôt » (ibid., 300, p. 313, je souligne), précise Ponge.

Il y a, dans ce mois d’avril 1944, un remarquable carrefour d’interactions – autour de la question de la réception – , entre des impulsions venues du dehors et celles que Ponge souhaite imprimer lui-même à son œuvre. Car ce moment où La Rage vient d’être refusée et où le projet d’article de Sartre confère en revanche au Parti pris une perspective de consécration – que Ponge complique en lançant les « Moments » (futurs Proêmes) sur la scène – , c’est aussi le moment où Ponge élabore la notion de « Momon », dans son travail sur la saynète du Savon. Il commente cette notion dans une lettre à Paulhan, précisément la même que celle où il évoque le projet d’article de Sartre, et ceci quatre jours seulement après avoir mentionné le refus de publication de La Rage 423. Entre le 10 et le 14 avril 1944 est ainsi mise en circulation une quantité impressionnante de données, qui semblent appelées à être éclairées les unes par rapport aux autres. Les « Moments » et le « Momon » me semblent en particulier être dans une relation signifiante qui n’est pas de simple proximité phonique424: ils forment un dispositif constitué de deux réponses simultanées aux inquiétudes suscitées par le projet d’article de Sartre, deux tentatives de devancer la critique et de démontrer par avance que l’on n’est pas dupe – ni d’une image de soi ni de celle que les autres pourraient vous renvoyer. « Moments » et « momon » sont en effet deux façons d’insister sur le regard critique que l’auteur porte lui-même sur son œuvre et sur sa propre remise en cause permanente de cette œuvre, qui devient par là-même réfractaire à toute définition extérieure hâtive. L’un et l’autre valorisent le transitoire, l’œuvre en devenir, aux dépens de la forme définitive : les « Moments » par le dévoilement des doutes continuels qui accompagnent l’écriture ; le genre littéraire du « Momon » par l’intention affichée de la part de l’auteur d’y « ridiculiser plus ou moins discrètement son propre moyen d’expression »425. Le « momon » invite ainsi à être considéré lui-même comme « moment » de l’œuvre : non pas aboutissement mais passage. L’œuvre est, à la veille de l’après-guerre, engagée dans la voie de profondes transformations.

Notes
423.

Lettre du 14 avril 1944, faisant suite à celle du 10 avril (Corr. I, 299 p. 310, et 300 p. 311).

424.

Du reste Ponge ne placera-t-il pas lui-même, quatre ans plus tard, les deux termes dans un jeu d’équivalence, se proposant de rendre compte des « moments ou momons du lilas » ? ( Feuillet manuscrit du « Lilas » daté du 30 mai 1948, cité par Jacinthe Martel dans la notice du texte, OC I, 1170).

425.

Termes que Ponge emploie dans sa lettre du 14 avril à Paulhan, et qui se retrouvent dans l’introduction du « Prélude en Saynète ou Momon ».