Bilan en 1944

La confrontation aux tragédies de l’Histoire, au malheur collectivement vécu a pour Ponge abouti, de manière inattendue, à une libération et à une expansion de sa propre parole. Le sentiment d’appartenance colllective a paradoxalement débouché sur une assomption du sujet dans sa pratique poétique. C’est à partir d’un recentrage sur l’humain que s’est opérée cette articulation. Un tel recentrage a en effet informé de manière essentielle l’usage de la parole, et ceci dans deux directions essentielles : confiance dans les possibilités humaines de création et recréation par la parole humaine – alternative à la Parole divine ; confiance dans le pouvoir d’interaction humaine dont la parole est dépositaire.

La parole humaine est créatrice, malgré – ou plutôt grâce à – l’imperfection qui la caractérise, et que Ponge s’emploie non seulement à réhabiliter mais à magnifier. En alternative à la Parole divine, il propose une parole résolument humaine ; en alternative au Verbe créateur, il propose une autre approche de la création, radicalement différente de celle du récit biblique : une création toujours à continuer, et dont l’homme est l’acteur. Le travail poétique est une manière d’expanser à l’infini le récit de la Genèse, une manière pour le poète d’assumer la place de Dieu, mais un dieu non infaillible et indéfiniment au travail : un homme. Tel est l’un des sens de la nouvelle esthétique qui, se réclamant significativement de la notion de Logos, se met en place dès les « Notes prises pour un oiseau ». La parole y devient recréation du monde, pouvoir qu’elle revendiquera plus nettement encore, deux ans plus tard, dans les injonctions créatrices du « Carnet du Bois de pins » (« surgissez, bois de pins, surgissez dans la parole »). L’imperfection fait partie intégrante du dynamisme propre à cette création. Cette découverte fait écho à l’intuition originellement exprimée dans « La Promenade dans nos serres » qui proclamait la « divine nécessité de l’imperfection », source d’« une nouvelle induction de l’humain parmi des signes déjà trop détachés de lui »426 (PR, I, 176). La nouvelle esthétique, en même temps qu’elle implique la revendication d’un écart envers ce qu’on appelle traditionnellement « poésie », lève ainsi un grand nombre decensures pesant sur la parole : le renoncement à la perfection prend la forme d’un droit à l’inachèvement, à l’erreur et à l’errance, bref d’une radicalisation du droit pour l’œuvre d’être avant tout « in progress ». De cette réhabilitation de l’imperfection témoigne le travail auquel se livre Ponge pour exalter, à travers la description de certains objets (anthracite, boue , mimosa…) le dynamisme de la parole imparfaite. Parallèlement, avec le nouveau modèle qu’est le savon, l’auteur lave la parole de son péché originel : il ritualise la naissance de l’homme à la parole et il confère à celle-ci une dignité que les maladresses de sa réalisation non seulement ne compromettent pas mais confirment : le bafouillage du savon est nécessaire à sa finalité ; son expansion sous forme de mousse est aussi heureuse qu’indispensable. La réalisation spécifiquement orale de la parole, source de toutes les imperfections fait là, pour la première fois, l’objet d’une véritable réhabilitation.

L’une des conséquences essentielles du renoncement à la perfection est qu’il lève pour le sujet l’obligation de s’absenter de son œuvre. En effet, si celle-ci n’a plus à se constituer en objet parfait, elle n’a plus à s’afficher comme parfaitement séparée de son auteur. Si le créateur n’a plus Dieu pour modèle, il n’a plus à être dans sa création, à l’instar de celui-ci et selon la formule flaubertienne, « visible nulle part » bien que « présent partout »427. Apparaissent dans les textes poétiques de Ponge des pratiques nouvelles (datation systématique, commentaires du travail en cours, références aux circonstances de l’énonciation) qui témoignent de l’implication du locuteur dans son énoncé. C’est au bout du compte toute la question de la possibilité d’expression individuelle qui se trouve reconsidérée, après avoir été, au seuil de l’ère du parti pris des choses, déclarée impraticable. Une façon nouvelle de concevoir l’implication du sujet dans l’œuvre se fait jour, notamment grâce à un renouvellement de l’image du poète-arbre. Le souci de s’inscrire dans une dimension collective – tel le pin parmi « l’assemblée » de ses congénères – aurait pu écarter plus que jamais l’auteur de toute expression personnelle ; or c’est le contraire qui se produit : sa situation au sein d’une assemblée, si elle interdit à l’arbre l’expression douloureuse et proliférante de son moi, ne lui permet que mieux de se focaliser sur sa poussée verticale, sa finalité, sa hampe, son « idée générale » telle que, à travers son élévation progressive, elle se « poursuit ». Cette « idée générale », que Ponge appelle aussi « idée profonde » n’est en rien une connaissance abstraite à acquérir. Elle vise à un accroissement personnel qui ne peut s’enraciner que dans l’expérience sensible propre à chaque être singulier. Le progrès de la connaissance passe par cette démarche individuelle – cette conviction ne cessera de se renforcer chez Ponge dans les années d’après-guerre. Et pourtant le paradoxe est que c’est bien cet enracinement dans le singulier qui autorisera l’interaction avec autrui, l’échange avec le lecteur.

Telle est la deuxième conséquence du recentrage sur l’humain : la confiance dans la dimension interactive de la parole humaine. L’implication du locuteur appelle et implique celle du destinataire. La dimension de l’adresse se fait plus essentielle dans l’œuvre, dans la mesure ou celle-ci se conçoit d’abord comme suscitation à l’égard d’autrui, avant d’être poème proposé au lecteur. C’est au moment où il renonce à la poésie, et dans la faille qu’il ménage ainsi au sein de ses textes, que Ponge fait place à son lecteur. Là encore, la parole pongienne se situe en alternative au Verbe créateur : si celui-ci est la source et l’origine uniques d’une Création parfaitement achevée au septième jour, la parole poétique, proprement humaine, en appelle aux autres hommes pour prolonger le processus créateur, requiert leur participation à ce processus. L’œuvre est proposition faite au lecteur de coopérer à l’engendrement du texte. Ponge en appelle à son lecteur, l’associe à lui par un nous qui renvoie non seulement à une convergence d’intérêt mais aussi à une forme de collaboration active, et finalement l’interpelle directement. Lui qui déclarait au seuil de son parcours « je ne saurai jamais m’expliquer », parvient en fait à aménager l’espace du texte en espace d’échange et à intégrer la dimension discursive des explications au sein du texte poétique. Le discursif devient un élément essentiel de sa poétique, ce qui le rapproche de l’intuition entrevue dès les années vingt selon laquelle « l’allure du génie est à l’allure de la conversation » (PE, II, 1023). C’est peut-être dans cet entrelacement du discursif au poétique que s’affirmera la spécificité de son idiome, très loin de la pratique solitaire où il pensait à l’origine fonder cet idiome.

Par-delà cet appel à coopération active, l’œuvre se veut suscitation pour le destinataire à prendre à son tour la parole. Renforcer la dimension suscitative de l’œuvre, c’est pour Ponge inciter l’homme à avoir confiance dans l’exercice de cette faculté qui lui est propre : la parole. Il s’agit d’en faire une pratique « contagieuse »428. Le mot d’ordre « il faut parler », s’il a toujours la même actualité, résonne en termes plus collectifs qu’à l’origine. La nécessité de parler prend la forme d’un devoir. La prise de parole s’autorise de l’objectif d’œuvrer à une autorisation de parole pour l’humanité, à une appropriation par l’homme de sa parole.

Là encore, c’est non pas par des déclarations abstraites que s’obtiendra le résultat recherché mais par la prise en compte des subjectivités (celle du destinataire et celle de l’auteur) et de leur interaction dans la pratique poétique elle-même. A partir du « Mimosa » l’implication du destinataire se métaphorise sur un mode érotique et le poète apparaît, dans sa relation au lecteur, sous une figure nouvelle qui est celle de l’amant. Dans Le Savon – texte qui valorise hautement le thème de l’interaction et lieu de la première construction d’une fiction de dialogue avec le lecteur – la dimension érotique s’affirme : la « jouissance » partagée devient objectif à atteindre. Avec la figure de l’amant la relation au lecteur passe de la scène publique, sur laquelle la situaient les figures du bouffon et de l’avocat, à la scène privée.

Cette période est donc celle où Ponge commence véritablement à construire son lecteur, manifestant par là son affranchissement par rapport à la figure de destinataire unique qu’incarnait précédemment Paulhan. Parallèlement elle correspond à une avancée spectaculaire en direction des lecteurs effectifs, puisque l’œuvre commence sa « vie publique », Ponge étant désormais l’auteur du Parti pris des choses. Dès la publication de cet ouvrage, dans laquelle le rôle de Paulhan reste prégnant, Ponge manifeste sa volonté de continuer à faire connaître son œuvre, et cette fois en devenant pleinement l’auteur de l’acte qui consiste à la publier, y compris dans celles de ses facettes qui ont été plus ou moins désavouées par Paulhan. C’est dans un même mouvement que l’auteur tend à s’approprier sa parole et à s’approprier son œuvre.

Une ère nouvelle commence : positions éthiques clairement affirmées, mise en œuvre résolue d’une parole de réveil et de suscitation, acte de foi en l’homme… L’auteur s’arrache à un certain nombre de positions anciennes, notamment celles qui avaient marqué le début de son parcours, à l’époque du « drame de l’expression ». Il donne résolument congé à l’exigence d’absoluet à l’arrière-plan tragique qui avaient caractérisé le drame de l’expression. Avec le passage au « compte-tenu de », il met fin aussi à l’ère de l’affrontement permanent aux mots. Renonçant à la perfection, revendiquant même l’erreur, il redéfinit ses exigences quant à la parole tout en lui autorisant une nouvelle liberté d’expansion, dans la levée d’un certain nombre de censures et d’impératifs : moins que jamais il est question de réussite formelle ; la qualité de la recherche prime sur le résultat obtenu ; il s’agit de prendre le temps qu’il faudra, en passant par les errements qu’il faudra, pour parvenir à une parole authentique.

Cependant, l’entreprise de libération de la parole ne fait que commencer. La figure de l’autorité censurante guette encore : au sein de l’œuvre elle-même elle prend notamment les traits du « Lecteur absolu », où se devine la projection, sous forme d’interlocuteur à convaincre, d’une instance interne ; elle se manifeste aussi par la distance ironique et les scrupules dont s’accompagne, dans la saynète du Savon, le début de réhabilitation de la parole orale. A l’extérieur elle continue à s’incarner peu ou prou dans la figure de Paulhan, qui reste investi d’un certain pouvoir en dépit de l’émancipation qui se dessine à son égard. Les difficultés de réception qui se profilent joueront, dans les années suivantes, un rôle galvanisant : pour faire reconnaître ses nouveaux partis pris Ponge devra approfondir et affirmer ses positions, imposer la singularité de sa démarche. Sa rencontre avec les peintres lui fournira bientôt de nouveaux moyens à cet égard. Elle accentuera parallèlement la distance avec une orthodoxie communiste qui tendra à être ressentie par l’écrivain comme la dictée d’une « bonne parole » contraire à l’indépendance de la sienne propre. Ponge n’en a pas fini de penser l’articulation entre le collectif et la singularité que, de plus en plus fermement, il revendique.

Notes
426.

Gérard Farasse et Bernard Veck soulignent la cohérence d’une position qui « rejette l’idéologie mystificatrice de la création et du créateur dans sa plus grande extension ("Dieu" et « l’ "organisation" cosmique) comme dans ses applications particulières (l’écrivain démiurge et son œuvre achevée/parfaite) » (Guide d’un petit voyage dans l’œuvre de Francis Ponge, op. cit., p. 67).

427.

« L’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout et visible nulle part » (Lettre à Louise Colet du 9 décembre 1852, reproduite dans G. Flaubert, Extraits de la correspondance ou Préface à la vie d’écrivain, Paris, Seuil, 1963, p. 95).

428.

Je me réfère, avec cette expression, à la formule de Bruno Gelas à propos d’une inspiration qui substitue « à l’échange communicationnel la contagion de la parole » (La poésie à la recherche d’une définition, op. cit. t. II, p. 410).