– IV – Prendre son « propre parti : celui de la parole naissante » (1944-1950)

Présentation 

« Je pris mon propre parti : celui de la parole naissante (à l’état naissant) » (T, II, 934) : c’est en ces termes que Ponge, en 1970, présentera rétrospectivement la raison profonde de son retrait du Parti communiste, en 1947. Cette analyse me semble valoir pour l’ensemble de cette période d’après-guerre, caractérisée par une détermination de l’auteur à se réapproprier sa parole, en l’enracinant dans sa singularité jusqu’à rejouer le moment de sa naissance.

Dès 1944, il fait mention de la considération qu’il entend désormais accorder à « son propre parti » (NNR, II, 1190).Le paradoxe est que cette revendication de singularité s’accompagne de celle, non moins vive, d’appartenance à la communauté. D’abord par le fait du recentrage sur l’humain – et en particulier sur la dimension proprement humaine de la parole – qui s’est accompli pendant la période de la guerre. Ensuite par le désir de renforcer la dimension publique à laquelle cette parole a accédé, de fait, depuis la parution du Parti pris des choses. La partie se joue désormais au sein de la communauté, dans laquelle Ponge souhaite affirmer sa réintégration, sans pour autant faire la moindre concession quant à la forme de sa parole. Son travail vise donc en grande partie à élaborer les conditions d’existence publique d’une parole qui, plus que jamais, aspire à être singulière. L’enjeu est pour lui de définir son propre usage de la parole ; dans ce but, il lui faudra d’abord se démarquer clairement des usages dans lesquels il ne se reconnaît pas. C’est d’autant plus nécessaire que cette période voit le retour de l’auteur, après l’exil de la guerre, à une vie publique qui le met (ou le remet) en relation avec un certain nombre de réseaux de paroles – que ce soit dans la sphère politique, idéologique, littéraire ou artistique – qui sont pour lui autant de sommations à se situer.

Cette période est en effet, sur le plan biographique, riche de contacts, de données nouvelles, d’événements significatifs porteurs de bouleversements. Tout d’abord, le retour de Ponge à Paris, à l’automne 1944, autorise une série de rencontres décisives : très rapidement en effet, Paulhan met Ponge en relation avec un certain nombre de peintres dont il parraine le travail. Ponge rencontre ainsi Jean Dubuffet et Jean Fautrier dès octobre1944. En mars 1945 il fera la connaissance de Braque, dont il admire depuis longtemps l’œuvre ; de cette rencontre il dira plus tard qu’elle « a été l’une des plus importantes de sa vie » (AC, I, 674). Ces échanges avec des artistes ont un retentissement immédiat sur la pratique de l’écrivain puisque – toujours par l’entremise de Paulhan – il se voit proposer la rédaction de textes de critique d’art à propos des artistes qu’il a rencontrés, et avec qui, pour la plupart, il a noué des liens d’amitié. Il écrit ainsi, dès l’automne 1944, sur Fautrier, puis, début 1945, sur Jean Dubuffet ; suivra, un an après, « Braque le Réconciliateur ». C’est en fait le début d’une activité de critique d’art qui ne cessera plus et prendra suffisamment d’ampleur pour donner lieu, dès 1948, à la publication d’un recueil : Le Peintre à l’étude.

Sur le plan politique et professionnel, les événements se précipitent également : dans le prolongement de son engagement communiste pendant la guerre, Ponge est nommé par Aragon, en novembre 1944, directeur des pages littéraires de l’hebdomadaire communiste Action. La situation se révèle cependant délicate car cette période est aussi celle où Ponge commence à remettre en cause son adhésion au Parti. Il quittera Action deux ans plus tard, en octobre 1946. Décidé à ne vivre désormais que de sa plume, il voit s’ouvrir alors une période de difficultés matérielles très vives, dont témoigne abondamment sa correspondance429. Le désaccord grandissant de Ponge à l’égard des positions du Parti communiste le conduit à quitter celui-ci en 1947, après dix ans d’adhésion. Cette rupture, qui s’accompagne pourtant d’une foi persistante dans les anciens idéaux, est profondément déstabilisatrice. Due en grande partie au sectarisme dont fait preuve le Parti en matière d’art moderne, elle témoigne d’une tendance croissante chez Ponge à se reconnaître dans le camp des artistes bien plus que dans celui des intellectuels.

Pour la première fois, Ponge connaît pourtant une ébauche de célébrité, à laquelle l’article de Jean-Paul Sartre sur Le Parti pris des choses, « L’homme et les choses » (1944) doit beaucoup. Mais, outre que cette notoriété nouvelle ne lui permet en rien d’assurer sa subsistance, elle ne va pas sans un sentiment de malaise voire de malentendu, Ponge ne se reconnaissant guère dans la lecture de Sartre, ni dans l’image de « grand poète des choses » qu’a suscitée la publication du Parti pris. Au moment où il est enfin lu, il connaît paradoxalement une période de déstabilisation dans sa relation à son lecteur. Il réagit par une intense activité éditoriale, dans le prolongement de ses tentatives précédentes pour faire connaître son œuvre : dès 1944 il s’attelle à la publication des Proêmes qui paraîtront en 1948. Outre les textes de critique d’art, nombre d’ouvrages sont publiés pendant cette période : en 1946 Dix courts sur la méthode ; en 1948, (la même année que Proêmes), Liasse, Le Peintre à l’étude et La Crevette dans tous ses états ; en 1950 La Seine.

Mais pour sortir d’un trouble dont témoignent aussi les grandes difficultés qu’il rencontre dans la rédaction du Savon, il faudra à Ponge aller directement à la rencontre de ses lecteurs et ce sera l’événement décisif de cette période : la « Tentative orale », qui a lieu en 1947.

Cette date représente une charnière : jusqu’à la « Tentative », le cheminement de Ponge est marqué par un certain nombre de bouleversements qui engendrent difficultés, flottements et aspiration à définir de nouvelles positions. En revanche, à partir de 1947, après la « Tentative », les données nouvelles se voient progressivement intégrées dans un projet qui ne cesse de s’affermir, et qui débouche sur une conception profondément renouvelée de la parole. D’où les deux chapitres de mon étude, le premier se centrant surtout sur les difficultés éprouvées dans l’immédiat après-guerre et le second sur les dynamiques nouvelles qu’elles impulsent, autorisant une véritable appropriation de la parole, dont la « Tentative orale » est l’étape la plus spectaculaire.

Notes
429.

En novembre 1947, Ponge vend une partie de sa bibliothèque pour faire face à ses dettes. En octobre 1948 il écrit à Paulhan qu’« on est venu saisir (…) son mobilier », que sa fille n’a pas de manteau et qu’il vit d’emprunts(Corr. II, 421, p. 75).