Chapitre I : Un horizon de parole en cours de reconfiguration

L’immédiat après-guerre est caractérisé pour Ponge par un bouleversement des données antérieures, conduisant à un besoin impérieux de redéfinir les positions à partir desquelles il parle. L’horizon sur lequel s’inscrit son travail est profondément remodelé. Il l’est d’abord par les nouvelles exigences qu’il s’est données : construire son lecteur, prolonger le mouvement d’expansion de sa parole en l’affranchissant de ses propres censures, affirmer la singularité de sa démarche. Ill’est aussi dans les conditions d’exercice de sa parole : tout d’abord, son adhésion communiste, qui lui avait fourni depuis presque dix ans un certain nombre de repères, se voit progressivement remise en cause. Plus qu’un choix politique, ce qui est alors en jeu c’est encore une fois la question de l’appartenance : si un profond sentiment d’appartenance collective avait guidé l’exercice de la parole pendant les années de guerre, c’est pourtant la possibilité même, pour une parole libre, de se revendiquer d’une quelconque appartenance politique, qui se voit mettre en question.

Le fait que Ponge ne soit plus un inconnu modifie également le contexte de la prise de parole. L’auteur a désormais une reconnaissance et un lectorat, même s’il n’est pas encore – loin s’en faut – connu du grand public. Et pourtant cette nouvelle donnée semble engendrer autant de problèmes qu’elle n’en résout. Le sentiment d’une discordance par rapport à la lecture faite de son œuvre retentit sur la relation au lecteur que l’auteur établit au sein de ses textes. La difficulté s’augmente du fait que la pratique nouvelle de la critique d’art confronte Ponge à un lecteur inconnu et à des interrogations sur la légitimité de la parole dans ce contexte particulier. Enfin, dans son désir de mener enfin à bien le projet du Savon, Ponge se heurte à une série de conflits qui à la fois réactualisent des difficultés rencontrées de longue date et manifestent les problème rencontrés dans la mise en œuvre des aspirations nouvelles. Le désir, en particulier, d’accéder à la dimension orale de la parole engendre une tension spectaculaire entre les deux pôles que sont l’oral et l’écrit. En bref, si le processus de réappropriation de la parole est lancé, il ne va pas sans difficultés.

Mais ce qui d’emblée imprime à cette étape de l’œuvre son impulsion caractéristique, c’est la revendication par Ponge de son indépendance, et sa décision de fonder désormais son œuvre sur ce qu’il appelle « son propre parti ».