1. Parler au nom d’une « appartenance » ?

A. « Prendre son propre parti »

Une note de septembre 1944, « Penser ou être pensé »430, révèle que dès cette date Ponge est profondément heurté par certains aspects du Parti auquel il s’est rallié, tout particulièrement en ce qui concerne l’usage de la parole. Sans renier son appartenance au Parti il soulève le problème de la menace qu’elle peut faire peser sur sa parole. Dès lors s’installe une tension entre la considération qu’il entend accorder à ce qu’il appelle, pour la première fois, « son propre parti. » et son appartenance communiste.

Relatant dans « Penser ou être pensé » les réflexions que lui inspire une récente conversation avec Aragon, Ponge manifeste son impatience devant la prétention du Parti communiste à être dépositaire de la bonne parole :

‘Ce qui est inadmissible – et plus encore ridicule qu’inadmissible – c’est de donner (et surtout de se donner à soi-même) ses goûts comme de la pensée, de la pensée impartiale, objective, valable pour d’autres et imposable à d’autres (NNR II, II, 1191).’

Etre plus ou moins « pensé », « tout le monde n’en est-il pas là ? » interroge-t-il. La seule parade lui semble être d’au moins « s’en rendre compte » afin d’exercer une vigilance critique de chaque instant sur sa « pensée ». Contre le risque d’« être pensé » il propose – et voici le point qui nous intéresse tout particulièrement – de

‘réviser à chaque instant à partir de cette notion (…) son appartenance dont il faut se secouer, dans la mesure où elle n’est pas conforme à vos goûts, – qu’il faut faire varier ne serait-ce qu’à l’intérieur de son propre parti, – dont il ne faut pas être tout à fait dupe (ibid., 1190, je souligne). ’

Il est frappant de voir resurgir ici, à quinze ans d’intervalle, les termes de l’exhortation que Ponge formulait en 1929 dans « Des raisons d’écrire » : « il faut à chaque instant se secouer de la suie des paroles » (PR, I, 196). Mais la menace a opéré, on le remarque, un déplacement significatif : désormais ce n’est plus des « paroles » qu’il faut se secouer mais de l’« appartenance ». Les paroles ne sont plus craintes pour elles-mêmes ; la seule vraie question est celle de l’authenticité dans laquelle elles s’enracinent. En somme, trente ans avant que l’expression soit mise à la mode, Ponge pose la nécessité d’être conscient du « lieu d’où l’on parle ». En l’occurrence, le parti que l’on prend ne peut, à ses yeux, se confondre avec celui du parti auquel on appartient. La parole ne peut souffrir aucune appartenance, ne peut relever d’aucune adhésion à une instance externe. Dans « Des raisons d’écrire » la menace venait de l’extérieur : du discours ambiant qui, se déposant partout comme une salissure continuelle, empêchait l’être d’accéder à sa parole propre. L’appartenance était subie, sous forme d’aliénation commune à tous, d’où « le dégoût de ce qu’on nous oblige à penser et à dire, de ce à quoi notre nature d’hommes nous force à prendre part » (ibid., 195). Maintenant l’appartenance, beaucoup plus restreinte, relève d’un choix volontaire (adhésion au Parti et aux doctrines marxistes). Mais elle n’en menace pas moins de transformer l’authenticité de la parole en une aliénation à des paroles toutes faites.

Ce texte, qui clôt la « Seconde méditation nocturne », dont l’essentiel avait été rédigé en 1943, en pleine période nocturne donc, de l’Occupation, constitue une sorte de texte-charnière entre deux époques, ouvrant sur cette résolution de « ne rien sacrifier de ses goûts profonds quand on les a reconnus » et de parvenir à « battre de ses propres ailes » (NNR II, II, 1190) qui caractérisera la position de Ponge après-guerre. « Penser ou être pensé » introduit notamment une formule qui sera appelée à de vastes développements dans les mois qui suivent : « prendre son propre parti ». Voici, à l’automne 1944, la détermination qui s’impose, contre tout risque de se retrouver à prêcher la bonne parole :

‘Il faut, à l’intérieur de son parti, prendre son propre parti (…). Ce que j’écris ce ne sont pas mes pensées, ma philosophie, ma théorie. Ce sont mes goûts, mes lubies, mes façons de voir. (…) Aucune raison de ne pas révéler, exprimer, chanter son particulier, ce qu’on est seul à voir comme on le voit (ibid., 1190-1191). ’

La polysémie du mot « parti », cet élément essentiel dans l’idiolecte de Ponge ( « je ne peux me concevoir que prenant parti » écrivait-il dans « Pages bis III »431), éclaire rétrospectivement tout le parcours de l’auteur du Parti pris des choses : de son parti pris initial en faveur des choses il en arrive au choix de prendre son propre parti, après être passé par l’adhésion au Parti au moment où sa parole s’est trouvée aux prises avec l’Histoire. Toute l’œuvre de Ponge, dans son aspect tellement volontaire face aux difficultés de tous ordres, est tendue en somme vers la question : quel parti prendre ? Et ce petit texte qu’est « Penser ou être pensé » constitue une étape décisive dans la reformulation de ce motif du « parti pris » qui, depuis 1926, sert de guide à Ponge.

Tout se joue dans ce texte au sein de la constellation que forment les mots « parti », « appartenance », « particulier », « impartial » et – implicitement – « partie », tous issus du même verbe partir au sens de « séparer en parties ». La question qui se pose est en effet celle de la ligne de partage entre ce qui est soi et ce qui relève d’une aliénation. Il s’agit de définir une position : ne rien sacrifier de ce qui est profondément soi, « ses goûts profonds quand on les a reconnus », écrit Ponge. Mais cette détermination conduit à un conflit entre les valeurs individuelles et celles de l’engagement collectif, conflit qui concerne au premier chef l’usage de la parole.

Notes
430.

« Penser ou être pensé » est le dernier fragment de la « Seconde méditation nocturne » (NNR II, II, 1190).

431.

PR, I, 211.