B. Conflit entre parole singulière et engagement collectif

Ce conflit entre deux ordres de valeurs apparaît explicitement dans un texte écrit deux mois plus tard, « La Condition humaine »432. Ponge y oppose les qualités individuelles, dans lesquelles « nous avons été élevés », et qui ont nom « liberté de l’esprit, honnêteté morale, sincérité, etc. » aux « vertus sociales » telles que « intelligence, sang-froid, sens du collectif, art de la parole (rhétorique et éloquence), entregent, diplomatie etc. »433 (PAT, 199-200). Les secondes ont davantage d’intérêt pragmatique en vue de la « lutte » et du « progrès » général, ce qui, dit Ponge, « nous pousse à faire le sacrifice de nos prétendues vérités individuelles – malgré ce qui nous en coûte – au profit de la vérité qui nous dépasse, de la vérité sociale » (ibid., 200). Cependant cet élan de fidélité aux valeurs du Parti est remis en cause par l’aveu qui suit :

‘Ma vérité à moi est la suivante : je suis abominablement choqué, torturé jusqu’au fond (…), profondément dégoûté par mettons l’atmosphère de certaines réunions, par les procédés employés, qui sont ceux du centralisme démocratique (…) c.-à-d. ceux du règne de l’éloquence (ibid., 200). ’

Il n’est pas indifférent que Ponge ramène finalement l’ensemble des procédés qu’il abhorre à « ceux du règne de l’éloquence ». Ce mot, qu’il emploie rarement, vient signaler une opposition entre parole singulière et « éloquence » au service d’une cause. L’éloquence se déploierait donc sur les ruines de la parole vraie. L’éloquence, ce serait la parole sous appartenance.

Que l’engagement implique une mutilation de la parole singulière, ou du moins soit difficilement compatible avec elle, c’est aussi ce que donnent implicitement à lire les notes sur René Leynaud qui constituent le dossier de travail de « Baptême funèbre »434. En mai 1945, faisant l’éloge de cet ami proche, à qui son engagement communiste a valu d’être fusillé par les Allemands, Ponge en vient à parler de lui comme d’un être supérieur qui, ayant su faire le sacrifice de sa personne à des valeurs collectives, incarnerait à ses yeux un surmoi si paralysant qu’il disqualifierait d’avance toute parole :

‘Toutes les raisons de ne pas parler, ou plutôt de ne parler (…) qu’au prix de difficultés extrêmes, (…) un vice, une habitude ancienne me les fait rechercher (…). Et, parmi ces raisons, l’existence à mon entour de certains êtres supérieurs, ou du moins que je charge de supériorités vis-à-vis de moi (…). (…) Il [René Leynaud] m’apparut comme un ensemble de qualités telles qu’à la fois je devais désespérer de les acquérir (..) et que je devrais à jamais les considérer (…). Et comme je n’en étais pas naturellement capable (de ces qualités) (…), cela restreindrait encore ce que je pourrais montrer, cela me forcerait à des retenues supplémentaires d’être (PAT, 212-213, je souligne). ’

René Leynaud, à la fois « martyr » et « ange armé » (ibid., 208) incarne un sens si élevé de la notion d’appartenance comme combat « passionné pour le bien » qu’elle frappe de nullité morale la parole – en regard de l’action juste : « Parole, pensée, qu’est-ce que cela ? Est-ce là-dessus qu’on jugera d’un homme (…) ? Non. C’est sur son comportement, sur ses actes et donc sur sa valeur morale, d’où se déduit sa qualité d’âme » (ibid., 211). L’idéal d’appartenance menace ainsi, sous l’effet du scrupule moral qu’il déclenche, de reconduire à l’aphasie. Or dans cette période d’après-guerre, qui est aussi l’époque où il atteint la maturité (il approche de sa cinquantième année) Ponge se montre décidé à en finir avec les « retenues d’être » qui ont pu, depuis vingt-cinq ans qu’il écrit, inhiber son expression.

Sous les deux aspects extrêmes que représentent d’un côté le danger du silence et de l’autre celui de l’éloquence, l’idéal d’appartenance menace donc gravement la parole. Ponge lui oppose désormais la résolution de « prendre son propre parti », résolution que sa rencontre prochaine avec les peintres va du reste conforter. L’exemple de Braque l’amènera ainsi en 1946 à la réaffirmer vigoureusement : dans une formule quelque peu paradoxale – sur laquelle je reviendrai – il déclare, à propos de la peinture de Braque, que « la meilleure façon pour la personne de retrouver le commun est de s’enfoncer dans sa singularité , (…) de prendre enfin son propre parti » (PAE, I, 130). Mais c’est précisément l’exemple proposé par les peintres qui va faire, à cette époque, l’objet d’un nouveau conflit entre Ponge et le Parti.

Notes
432.

Longtemps inédit, ce texte a été récemment recueilli dans Francis Ponge, Pages d’atelier 1917-1982, op. cit., p.199.

433.

Il est remarquable que, dans ce texte, « l’art de la parole » figure parmi les qualités « sociales » et non pas individuelles. C’est que, comme on le verra plus loin, sous le nom de « parole » c’est en réalité l’éloquence qui est visée.

434.

Dossier recueilli également dans Pages d’atelier 1917-1982, sous le titre « René Leynaud ».