C. La question de l’autonomie de l’art

Sur le « sectarisme » en matière artistique qui régnait dans l’après-guerre au parti communiste, Ponge s’est expliqué rétrospectivement, dans ses Entretiens avec Philippe Sollers 435. A cette époque, Ponge se rapproche des peintres, et trouve dans leur exemple des leçons de liberté d’expression, tout particulièrement auprès de Braque, dont il admire passionnément l’œuvre. Or, selon les communistes de l’époque, Braque « a tout du bourgeois » (PAE, I, 134). Ponge, qui, lui, le tient pour révolutionnaire par la « réconciliation » qu’il opère, ne cache pas son désaccord avec les positions officielles du Parti, qu’il qualifie en 1947 dans « Braque ou l’Art moderne comme événement et plaisir », de « public réactionnaire en peinture » (ibid., I, 136-137). Mais dès « Braque le Réconciliateur » (1946), les propos de Ponge sur l’art pèchent par manque d’orthodoxie, puisqu’en faisant de Braque un artiste capable d’opérer une réconciliation « de l’Homme – avec la Nature des choses » (ibid., 133), il affirme la possibilité pour l’art d’agir indépendamment des réconciliations qui ont effectivement lieu ou pas au niveau social. Les mots sur lesquels se conclut le premier article de Ponge sur Braque constituent une revendication en faveur d’une autonomie de l’art : « Braque est, visiblement, l’un de ces réconciliateurs provisoires. Que peut-on lui demander de mieux ? Et qu’on nous laisse à notre laboratoire » (ibid., 135).

Aussi peu orthodoxe est l’insistance que met Ponge à valoriser chez Braque sa façon de répondre au trouble de l’époque par le « plein contentement » (ibid., 135) que procure l’équilibre sur ses toiles de quelques objets simples, en dehors donc de tout engagement dans les causes du moment : « Car rencontrant enfin le trouble le plus profond, il le résout » ; et peignant les « objets les plus communs » – à l’instar de Ponge – il nous les offre « recoupé[e]s à notre mesure », « répartis un peu plus sérieusement que dans la nature ; pour notre aise, notre confort » (ibid., 133,131, 134). Et si l’équilibre ainsi proposé est jugé par certains « médiocre ou facile », en un mot « bourgeois », c’est « la rançon d’une perfection telle, si à notre mesure (…) que nous nous y habituons très vite », de sorte qu’« il arrive que nous oubliions le bien qu’il nous a fait, le déséquilibre d’où il nous a tirés » (ibid., 135).

A travers ces déclarations où se lisent, appliquées à Braque, les aspirations de Ponge lui-même à une poésie qui soit « objet de jouissance » pour l’homme, l’auteur revendique le droit pour l’art de produire sa réponse spécifique et suggère que l’efficacité produite par la beauté ne le cède en rien à celle de l’action politique. Tel est l’enjeu de ses premiers textes sur l’art, et l’aboutissement de ses réflexions sur Braque, mais aussi sur Fautrier. L’œuvre de ce dernier, « Les Otages », confronte en effet directement Ponge à la question de la place de l’art par rapport à l’« horreur de l’histoire » : cette série de tableaux représente les visages torturés des otages fusillés pendant la guerre.Or le spectateur se heurte à un paradoxe apparent : Fautrier en traitant l’horreur parvient à provoquer le « ravissement » par la beauté de ses tableaux. « Il transforme en beauté l’horreur humaine actuelle » (ibid., 96). Ponge en vient alors à risquer l’hypothèse suivante (et sachant combien elle est peu orthodoxe, il précise d’emblée que « ce n’est probablement pas à présent chose bonne à dire » ) :

‘Qu’il peut y avoir plus de délectation (et moins d’efficace) dans la dénonciation de l’horreur comme telle, dans sa représentation horrifique, purement réaliste ( ?), que dans la tentative de transformer l’horreur en beauté (ibid., 94). ’

Ce qui fait, aux yeux de Ponge, la supériorité de la deuxième attitude, c’est sa capacité à opposer à l’horreur un nouvel objet, qui atteint à une puissance égale :

‘A l’idée intolérable de la torture de l’homme par l’homme même, du corps et du visage humains défigurés par le fait de l’homme même, il fallait opposer quelque chose. Il fallait, en constatant l’horreur, la stigmatiser, l’éterniser. Il fallait la refaire en reproche, en exécration, il fallait la transformer en beauté. (…) Aucune gesticulation. La stupéfaction, le reproche (ibid., 104). ’

On retrouve ici le très ancien thème de l’opposition (« l’évidence muette opposable » disait Ponge à propos des œillets). La peinture, elle aussi, parle contre ; elle propose un contrepoids à l’horreur.

L’enjeu est finalement celui de la capacité de l’art à opposer au trouble humain une beauté qui constitue sa réponse propre, autonome. Cet enjeu, Ponge le place aussi au cœur de son propre travail poétique de l’époque, en particulier dans Le Savon : contemporaine de la rédaction de « Braque le Réconciliateur » est celle du Savon de 1946436 dans laquelle Ponge revendique pour son propre compte, et sur un ton manifestement provocateur, les valeurs « bourgeoises » que l’on impute à Braque :

‘Chez nous c’est l’aisance, l’ordre, ça brille. Là tout n’est qu’ordre, beauté, luxe, calme et volupté. Enfin la bourgeoisie même. Et je m’en voudrais bien de montrer autre chose que ce que je suis capable de mettre en ordre, de rendre avenant et confortable, de polir, de faire luire et d’ouvrir enfin aux rayons du sourire et de la volupté (S, II, 388). ’

Cette déclaration provocatrice fait silence sur les conflits qui, en fait, agitent Ponge à cette époque. Mais ceux-ci se manifestent dans un autre passage du texte, où Ponge, sur un ton qui est bien davantage celui de la justification, tente de s’expliquer sur ses choix et explique qu’« il ne serait pas honnête de [s]a part » de renoncer aux valeurs que sa « formation » l’a amené « à considérer une fois pour toutes comme les plus dignes d’être recherchées ou défendues » (ibid., 384). Après avoir précisé que ces valeurs s’appellent pour lui « le beau et le délicat », il s’efforce de définir, par rapport au Parti, une position de compromis :

‘A l’intérieur de ce parti unique que j’avais adopté, j’agirai – tout en reconnaissant (…) qu’il est tout qualifié pour mener mes amis et moi dans les sentiers de la victoire (…) – j’agirai donc dans le sens de la conservation (serait-ce en aparté ou en sourdine) de ces valeurs nobles et délicates que je place au plus haut et lui assigne pour fin dernière. Persuadé qu’on ne saurait impunément fouler aux pieds les valeurs mêmes pour lesquelles finalement on combat (ibid., 384-385). ’

On le voit à travers ces explications relativement contournées, l’articulation du politique au poétique reste, en 1946, source de difficultés et de scrupules. Quant à la mention marginale d’une action « en aparté ou en sourdine » , elle est très significative d’un rejet vis-à-vis des ressources de l’éloquence propres au discours politique, cette même éloquence que Ponge stigmatisait dans les réunions du Parti. Je reviendrai, au chapitre suivant, sur cette « sourdine » qui trouvera quelques années plus tard un important prolongement avec « Le Murmure ».

Mais dès 1946 émerge nettement l’idée que l’art n’a pas à avoir le moindre scrupule à offrir de la beauté en réponse au trouble de l’époque. L’art constitue une réponse autonome, et qui, de se placer sur un autre terrain que celui de la dénonciation, n’en est pas moins efficace. Cependant cette réponse est essentiellement une réponse singulière, inséparable de la particularité de chaque artiste. Ponge revendique l’exercice d’une parole irréductible à toute appartenance, affirmant, dans Le Savon de 1946, qu’il lui semble

‘légitime et utile, voire nécessaire (…) de publier ses idées ou opinions particulières dans leur forme particulière. Enfin de s’exprimer, parce qu’alors et alors seulement ces idées, ces opinions lui paraissent inéluctables, révélatrices, et le transportent (ibid., 387). ’
Notes
435.

« A ce moment-là, on commençait à être obligé de dire, par exemple, que W. Faulkner, parce qu’il était américain, n’avait aucun talent. Il y avait, de nouveau, une tentative de direction de l’art, de la littérature et des beaux-arts. C’était Fougeron qui était le plus grand peintre, etc. » (EPS, 130).

436.

Par commodité j’appelle « Savon de 1946 » les passages du Savon rédigés par Ponge pendant l’été 1946, passages auxquels je me référerai souvent dans ce chapitre et dans le suivant.