D. En marge du Parti, maintien de la visée éthique et politique de la parole

En octobre 1946, Ponge quitte l’hebdomadaire communiste Action, dont Aragon lui avait confié la direction des pages littéraires. Cette responsabilité professionnelle, au moment où il commence à s’éloigner des positions et méthodes du Parti le plaçait en porte-à-faux, et rendait problématiques ses choix éditoriaux437. A partir de cette rupture professionnelle, Ponge ne vivra plus que de « sa plume », et ceci très difficilement, voire misérablement. Telle est aussi sa manière, à l’époque, de « prendre enfin son propre parti » : « il y avait (…) une impossibilité pour moi de mener de front mon activité littéraire et cette activité journalistique », confie-t-il dans les Entretiens avec Philippe Sollers» (EPS, 83).

Le départ du Parti communiste, en janvier 1947, suit de quelques mois celui d’Action. Départ sans éclat, on l’a souvent souligné : Ponge, simplement, ne renouvelle pas sa carte. La même année 1947, deux événements viennent souligner la distance qui se creuse entre Ponge et l’intelligentsia littéraire du Parti : tout d’abord l’article de Ponge « Braque ou l’Art moderne comme événement et plaisir », destiné aux Lettres Françaises, est refusé par Aragon. Ensuite Ponge prend la décision de se désolidariser de la motion du CNE établissant une liste noire des écrivains collaborateurs. Dans la lettre qu’il écrit à Aragon pour s’en expliquer, il souligne le primat qu’il accorde à sa liberté et son autonomie d’écrivain et surtout il revendique la possibilité, pour l’écriture, d’une dimension politique autre que celle de l’engagement :

‘J’écris. Je suis un homme de lettres. Cela seul m’intéresse au fond. Sur certains sujets (mes sujets) j’ai beaucoup à dire, et à faire entendre. S’ils ont à voir quelque chose avec la politique, c’est possible (je le crois), du moins est-ce du tout sans que je le veuille. En tout cas, rien de ce qu’on pourrait m’en dire ne ferait que j’y change un iota 438. ’

Il importe cependant de souligner que la rupture avec le Parti ne signifie pas pour Ponge une dépolitisation. Il ne fait plus partie officiellement du Parti, mais il continue à adhérer, pour l’essentiel, à ses idéaux. De fait, il continuera pendant quelque temps, à porter témoignage dans ses textes – notamment dans La Seine – du crédit qu’il accorde à la vision marxiste de l’Histoire439. En effet Ponge est loin de se déprendre des préoccupations d’ordre collectif, situées sur le plan de l’Histoire et du devenir de l’Homme,qui ont marqué pour lui toute la période de la guerre. Nullement retranché dans une tour d’ivoire, il est au contraire intensément préoccupé par le souci d’intégrer à son travail le fruit des réflexions que lui ont inspirées son engagement communiste et résistant, et surtout la crise qui vient de secouer le monde. Ses écrits portent de nombreuses références à cette crise et au bouleversement profond qui en résulte dans les esprits : ainsi évoque-t-il dans « Braque le Réconciliateur » le « trouble » qui caractérise l’époque où « chacun, enfin, en a pris conscience : sinon comme chaos ou remous innommables, forts éprouvants pour la sensibilité, ni l’Homme, ni la Société, ni la Nature même, à vrai dire, n’existent encore » (PAE, I, 135) ; ainsi insiste-t-il dans Le Savon de 1946 sur la déstabilisation des esprits sous l’effet des événements récents :

‘je pense qu’à aucune époque il n’en ait pu se trouver de plus effroyables, de plus éprouvants pour la sensibilité. (…) Toujours est-il que la société – et chaque individu – s’en sont montrés comme affolés, jetés dans l’égarement et le désespoir (S, II, 383). ’

Toute une partie du travail de Ponge dans les années qui vont suivre consistera en l’élaboration d’une conception de l’art comme réponse à ce trouble – j’y reviendrai dans le chapitre suivant.

La prise en compte des tragédies récentes est manifeste dès les débuts de Ponge en tant que critique d’art, avec son étude sur « Les Otages » de Fautrier, qui est aussi une méditation sur « l’horreur » des événements qui viennent d’avoir lieu, et les questions qu’elle pose à tout artiste. Des extraits de ce texte ont du reste été publiés, en 1945, sous le titre « La bataille contre l’horreur »440. Il s’agit de rendre hommage aux otages fusillés, autant qu’à la peinture de Fautrier et de réaliser l’apothéose définitive des otages, la métamorphose de leurs faces suppliciées en « astres » : « chaque amateur qui en possédera une accrochée dans son intérieur (…) aura une tête martyrisée ainsi tournant à jamais comme un satellite-à-face tournant autour de sa propre tête et à jamais inséparable de lui » (PAE, I, 105). On constate quePonge, qui s’était gardé de toute poésie engagée pendant la guerre, donne immédiatement après, avec cette étude sur Fautrier et avec « Baptême funèbre », consacré à l’exécution de son ami résistant, deux textes qui peuvent figurer, après-coup, parmi les plus beaux textes d’hommage aux victimes des nazis.

Quant à son « souci de l’homme », Ponge n’a nullement varié. La préoccupation du devenir de l’homme est constamment à l’arrière-plan des textes d’après-guerre, dans le prolongement des réflexions consignées, en pleine guerre, dans les « Pages bis » et dans « Notes premières de "L’Homme" ». Ainsi à propos des tableaux de Fautrier, Ponge met l’accent sur l’exaltation de l’humanité à laquelle, selon lui, ils aboutissent. Il forme le souhait que de cette manière de traiter l’horreur puisse résulter « une nouvelle religion, une nouvelle résolution humaine » (ibid., 207). Ainsi l’affirmation selon laquelle Braque parvient par ses tableaux à fournir à l’homme l’avenir d’une « réconciliation » fait-elle écho à celle des « Notes premières de "L’Homme"» : « L’homme est l’avenir de l’homme ». Ponge va du reste, entre 1945 et 1941, tenter de donner une suite à ces « Notes », en vue de l’ouvrage, intitulé « L’Homme », dont il a formé le projet en 1943. Il écrit donc les quelques pages de « L’Homme à grands traits »441. Mais ce n’est pas dans cette direction-là qu’il parviendra à redresser les malentendus sur sa position « anti-humaniste » suscités par l’article de Sartre. Les vraies réponses seront ailleurs. Aussi ce projet tourne-t-il court.

Au total, la situation de Ponge après-guerre par rapport au Parti dans lequel il avait reconnu ses idéaux, se caractérise par son inconfort. D’une part il est tenté par une position de retrait, et par l’affirmation de l’autonomie de l’art (en faveur de laquelle il se déclarera surtout après 1947, grâce à une nouvelle conception de l’artiste, que j’analyserai au chapitre suivant). D’autre part la tentation du retrait est contrebalancée par un souci de fidélité aux idéaux du Parti. Il y a donc déstabilisation profonde, et nécessité d’élaborer un positionnement nouveau, sur les ruines d’un certain nombre de repères.Comme l’analyse Jean-Marie Gleize,

‘jusqu’en 1947, Francis Ponge, s’il déclarait ne reconnaître à aucune théorie le pouvoir de lui dicter sa façon d’écrire (…), n’en acceptait pas moins, en dehors de lui, l’existence d’un corps de vérités stables : la société, l’Histoire, c’est à partir de ces clés qu’il les interprétait. Et c’est au moment où cette doctrine (…) lui paraît précisément cesser de pouvoir fonctionner comme telle, comme référence dynamisante et ouverte, mais au contraire devenir de plus en plus doctrinale, doctrinaire, sectaire, qu’il s’en détache (…). Il va donc reprendre sa liberté, cette liberté. Mais non sans trouble442. ’

En tout état de cause, le centre névralgique du conflit avec le Parti communiste se situe nettement, et d’emblée, dans une divergence concernant l’usage de la parole. L’appartenance au Parti n’est plus une « référence dynamisante » pour la parole. Tout au contraire elle est désormais perçue comme antinomique au dynamisme de la parole, comme risque mortifère pour elle. « Se secouer » de son appartenance c’est, quant à l’exercice de la parole, choisir un dynamisme de survie contre un risque d’enlisement dans une parole figée. L’esthétique du texte ouvert, qui est désormais celle de Ponge, est inséparable de l’hypothèse, de la reformulation incessante ; elle ne peut s’accorder avec un discours de certitude. C’est la « bonne parole » communiste, sûre d’elle, figée dans son éloquence militante, qui est visée. L’action politique perd « tout pouvoir, toute vertu » si « elle se fait thèse, philosophie », expliquera bientôt Ponge dans La Seine. Elle lui paraît alors, en effet, escamoter la réalité profondément multiforme de l’homme – et de sa parole – au profit de sa seule dimension idéologique ; elle oublie qu’

‘elle rencontre alors des individus, des hommes liés au monde par leur destin individuel (…). Des hommes qui ont affaire, seul à seul et à chaque instant, à la nature, à leurs proches, à leur femme, à chacun de leurs semblables, à leur propre corps, à leur propre pensée, à leur parole, au jour, à chaque objet, à la nuit, au temps, aux étoiles, à la maladie, à l’idée de la mort (SEI, I, 260-261).

Contre les discours de certitude, Ponge va bientôt élaborer une conception de la parole comme « modeste propos » et même comme « murmure »443. A la parole assertive il opposera peu à peu ce qu’il appellera plus tard « la parole à l’état naissant ». C’est du reste par le choix d’une telle parole qu’il expliquera rétrospectivement – on l’a vu – son départ du Parti communiste :

Ce n’est pas (explication marxiste) que je sois devenu riche (…) ni conformiste : mes écrits le prouvent assez. Ni religieux (…). Je pris mon propre parti : celui de la parole naissante (à l’état naissant) (T, II, 934).

Mais en attendant, dans cette période de l’immédiat après-guerre, ni l’aspiration de Ponge vers une « parole à l’état naissant » ni son souci de l’homme ne se voient pris en compte par la première réception critique de son œuvre. En effet, l’article que Sartre lui a consacré – et qui en infléchit largement l’interprétation auprès du public – méconnaît voire nie ces aspects. En revanche, Sartre prête à Ponge une intention philosophique que celui-ci récuse. Face à cette situation, le sentiment d’un décalage entre la parole et son impact vient redoubler celui d’un décalage entre cette même parole et le lieu où elle est censée s’enraciner. Au problème de l’appartenance s’ajoute celui de la réception.

Notes
437.

« En ouvrant les pages littéraires d’Action à des écrivains non orthodoxes (notamment Paulhan, Sartre, Queneau, Tardieu…), Ponge s’expose à de vives critiques, surtout de la part d’Aragon », note Michel Collot (Francis Ponge entre mots et choses, op. cit. p. 79).

438.

Lettre reproduite dans Corr. II, p. 56, note 2.

439.

La Seine comportera un éloge de Marx et de la révolution soviétique (SEI, II, 259).

440.

Edition préoriginale, dans la revue Confluences, N° 5, juin-juillet 1945. Voir notice de Robert Melançon sur Le Peintre à l’étude, OC I p. 933.

441.

« L’Homme à grands traits » sera publié en préoriginale dans Synthèses n° 64, en 1951. Dix ans plus tard, il sera joint à Méthodes. Le recueil « L’Homme » ne verra jamais le jour.

442.

Ibid.,p. 158-159.

443.

Respectivement dans « Braque ou l’Art moderne comme événement et plaisir » et dans « Le Murmure ».