B. Une lecture philosophique

De plus, Sartre prête à Ponge une intention de nature philosophique. D’après lui, ce n’est rien de moins que l’essence des choses que Ponge chercherait à atteindre : « l’homme est la chose qui transforme les choses en instruments. Il suffira donc de museler en soi cette voix sociale et pratique, pour que la chose se dévoile dans sa vérité éternelle et instantanée »448. Mais plus encore, il s’agit de faire du mode d’existence de la chose un modèle : « il semble qu’il [Ponge] ait choisi un moyen rapide de réaliser symboliquement notre désir commun d’exister enfin sur le mode de l’en-soi »449. Et Sartre conclut de cette intention philosophique, quelques lignes plus loin, que « la tentative de Ponge est vouée à l’échec comme toutes les autres de même espèce »450.

A cette assignation à philosophie, Ponge répond vivement dans les passages du Savon écrits pendant l’été 1946. A propos des sujets qu’il traite, il précise : « je n’y cherche rien de plus que ce que j’y trouve, ne tente rien, n’ai aucune intention ni ambition seconde, ni surtout cure de philosophie (ce galetas, cette couche sordide) » (S, II, 388). Les mots signalés par Ponge en italique méritent notre attention : ce que l’écrivain récuse d’abord, c’est que son entreprise soit orientée vers un but préétabli et qu’elle soit tentative de réaliser une intention. Certes il « cherche », mais à cette action il donne une signification intransitive : il s’agit de « chercher » non pas comme moyen de vérifier une hypothèse mais comme démarche incessante, qui ne se distingue pas de « trouver » ; le fait de « trouver » n’est pas regardé comme une confirmation, mais seulement comme un moment du mouvement, incessamment relancé, de la recherche451.

Et par dessus tout, Ponge récuse l’idée selon laquelle son projet serait celui d’établir une vérité d’ordre philosophique. Dans Le Savon de 1946 il congédie avec violence la philosophie, comme radicalement étrangère à son propos : « Philosophes, vous m’avez compris. Allez vous coucher. A la niche. Regagnez votre galetas. Retournez-vous sur vos couches sordides » (ibid, 389). Derrière cet anathème, il y a toute une conception des relations entre parole et vérité qui s’oppose radicalement à celle de la philosophie, et qu’éclaire un poème écrit simultanément et aussitôt envoyé à Paulhan : « Le poète propose la Vérité au philosophe (pessimiste ) ». Il me faut citer en entier ce poème, resté longtemps inédit :

‘Cesse de t’agiter sur ta couche mal faite
Où se refuse à toi le bonheur d’expression.
La Vérité, dis-tu… – Ecoute, mon ami :
Ne la cherche donc plus. Elle t’attend au lit
Où j’ai su l’amener en parlant d’autre chose,
Radieuse, voilée, sûre de son plaisir.
Conduite à mes autels sous sa longue chemise
Elle a mouillé pour moi, cette vierge farouche. Va. Provoque à son tour sa jubilation.
Sa lèvre s’ouvre à ceux qui la rendent heureuse
Et n’en veulent user qu’après qu’elle a joui…452

Ainsi le philosophe rate la vérité parce qu’il la cherche (dans une démarche de capture) alors que le poète la rencontre, « en parlant » d’autre chose, au détour de sa parole, parce qu’il la conçoit comme rencontre et comme plaisir. Le modèle érotique réapparaît, mais ce que Ponge est en train de commencer à élaborer à partir de ce modèle, c’est le concept de l’objoie. Sans le nommer encore, il en fera un des grands thèmes de la « Tentative orale » :

‘Voyez-vous, le moment béni, le moment heureux, et par conséquent le moment de la vérité, c’est lorsque la vérité jouit (pardonnez-moi). (…) La vérité ce n’est pas la conclusion d’un système, la vérité c’est cela. Il y a des gens qui cherchent la vérité, il ne faut pas la chercher, on la trouve dans son lit (M, I, 666). ’

C’est sur cette conception de la vérité comme jeu d’interactions que, de plus en plus résolument, Ponge voudra établir la relation avec son lecteur, contre toute lecture philosophique de son œuvre. « La Tentative orale » mettra précisément l’accent sur la parole comme surgissement heureux révélateur de cette vérité. Or Sartre fige la parole de Ponge dans une dimension assertive.

Notes
448.

Ibid., p. 237-238, c’est moi qui souligne.

449.

Ibid. p. 265.

450.

Ibid. p. 266.

451.

Cette insistance de Ponge constitue une réponse directe à la critique formulée par Sartre : « il faut prendre garde de ne pas mettre dans la chose ce qu’on prétendra ensuite y trouver. Ponge n’a pas toujours évité cette erreur » (« L’homme et les choses » op. cit., p. 269).

452.

Reproduit dans Corr. II, 363, p. 17.