C. L’assignation à une parole assertive et pétrifiée

Sartre insiste sur l’importance de l’acte affirmatif dans l’écriture de Ponge :

‘l’acte affirmatif, avec sa pompe, a surtout pour fonction de mimer le jaillissement catégorique de la chose. (…) Mais (…) ce surgissement a l’entêtement de la chose et non le souple devenir de la vie, (…) c’est, plutôt qu’une naissance, une sorte d’apparition figée…453. ’

Cette déclaration se fonde sur le seul Parti pris des choses. Or Ponge n’en est plus là . En témoignent les tentatives de La Rage ou, tout récemment, son commentaire de l’œuvre de Fautrier, cet écrit beaucoup plus tremblant qu’affirmatif, dont l’auteur déclare en préambule : « voici de drôles de textes, violents, maladroits. Il ne s’agit pas de paroles sûres » (PAE, I, 92). Mais le voici reconduit par Sartre à cette « infaillibilité un peu courte » qui lui colle à la peau. Contre elle, et parce qu’elle lui paraît liée au caractère écrit de sa parole, il lui faudra jouer l’oral, et ce sera la « Tentative »…

Sartre évoque un idéal de parole pétrifiée, mis au service de la description d’objets exclusivement solides (« Ici nous sentons que le fond des choses est solide »454) alors que Ponge en est à réhabiliter le liquide (avec La Seine) et à proposer, bien plus qu’une pétrification, un pétrissage – ce qui suppose, notons-le, l’adjonction de liquide à la matière, de façon à former une pâte :

‘Et puisqu’il s’agit de la Seine et d’un livre à en faire, d’un livre qu’elle doit devenir, allons !
Allons, pétrissons à nouveau ensemble ces notions de Seine et de livre ! Voyons comment les faire pénétrer l’une en l’autre ! (SEI, I, 263) ’

Rappelons que la notion de pétrissage avait été très tôt présente, comme idéal d’écriture : « Du moins, par un pétrissage, un primordial irrespect des mots, etc., devra-t-on donner l’impression d’un nouvel idiome » écrivait Ponge en 1929 dans « Raisons de vivre heureux » (PR, I, 198). Mais sans doute à cette époque n’avait-il pas les moyens du pétrissage, à cause de l’exclusion dont était frappé le liquide. Le pétrissage, c’est le savon qui va l’autoriser, le savon comme galet malléable, que les mains pétrissent et qui sous l’action conjuguée de ce pétrissage et de l’eau, produit la mousse.

Mais la discordance avec Sartre est manifeste, car celui-ci, dans sa description de l’univers pétrifié de Ponge, en est resté au « Galet » (qui date de 1927-28 ) alors que Ponge, lui, est déjà passé du galet au savon. Aussi, dans ses notes de l’été 1946, s’emploie-t-il longuement à proposer le savon en lieu et place de ce galet dont on a fait son emblème : « Ainsi le savon nous apparaîtra dans son véritable jour, par rapport au galet » (S, II, 397). Et si le savon « a certes la tentation de se métamorphoser en ce galet qui peut lui apparaître comme son état de perfection », il ne serait « pas juste de l’y opposer systématiquement » : « mieux vaut faire le compte de ces qualités positives que nous lui avons vues et qui sont inconnues du galet (S, II, 397).

En cet été 1946 où Ponge s’attache à se déprendre du galet, vient de paraître, dans la même revue que celle qui avait recueilli l’article de Sartre, un compte-rendu du Parti pris des choses signé d’une autre agrégée de philosophie, Claude Edmonde Magny455. Cet article opère comme un réactif, réactualisant chez Ponge le sentiment d’un décalage.

Notes
453.

Jean-Paul Sartre, op. cit. p. 254.

454.

Jean-Paul Sartre, op. cit., p. 263.

455.

Intitulé « Francis Ponge ou l’homme heureux », cet article est paru dans Poésie 46, n° 33, juin-juillet 1946.