D. Sentiment général de décalage par rapport à la réception de l’œuvre

L’article de Claude-Edmonde Magny est titré « Francis Ponge ou l’homme heureux ». C’est le début d’un malentendu qui perdure jusqu’à nos jours, et qui consiste en l’occultation de tout un versant de l’œuvre : celui des difficultés qu’elle doit vaincre, des combats qu’elle mène pour conquérir de haute lutte son apparente simplicité, de ses questionnement constants sur le langage. C’est en toute euphorie que Ponge décrirait les objets, et il se hausserait d’emblée, dans cette tentative inédite, au statut de « grand poète ». Les réticences de Ponge quant à la poésie, ses interrogations sur la manière dont il pourrait se situer dans le champ poétique sont ignorées, mais il est vrai que ni le public ni les critiques, se fondant sur le seul recueil paru qu’est Le Parti pris des choses, ne disposent encore des éléments de réflexion de Ponge sur cet aspect.

En juillet 1946, le jour même où il tente de reprendre son travail sur Le Savon, c’est-à-dire une recherche profondément différente de celle qui animait le Parti pris des choses, Ponge exprime son malaise face à la réception critique de son œuvre, en écrivant dans un fragment manuscrit du Savon, resté inédit456 :

‘Beaucoup de mal à ne pas prendre au sérieux tout ce que les gens disent de moi, les critiques : Cherche l’essence des choses. Grand poète etc. ….
Ce n’est pas vrai. 
C’est très difficile. Et je me suis déjà plusieurs fois enferré.(…)
Je ne suis qu’un poète mineur. J’aimerais l’être à la façon de La Fontaine. J’aimerais aussi sortir de là.
Voyez le savon. Est-ce que ce n’est pas joli ? Voici ce que je vous propose de voir dans le savon. ’

Et Ponge conclut sur une phrase qui, adressée à Paulhan, constitue une réponse à ce que celui-ci lui écrivait quelques semaines plus tôt (« il s’est passé ceci, que tu es, (très justement) devenu célèbre ») (Corr. II, 360, p. 14). Soulignant le sentiment d’une inadéquation entre son projet et les intentions qu’on lui prête, Ponge affirme : « Non, vois-tu, je ne crois pas que ce soit très justement que je sois devenu célèbre. Je ne suis qu’un pauvre type ». Cette note manuscrite manifeste le conflit vécu par Ponge entre ce qui – il le reconnaît – le flatte dans l’accueil fait à son œuvre, et le sentiment, prégnant, qu’il y a là une sorte de duperie.

Ponge est devenu au yeux du public « l’homme des choses », le « grand poète des choses ». Sa recherche sur le langage est minimisée. Contre cet état de fait, il va être amené à s’expliquer sur ses intentions.Il le fera abondamment dans les années qui vont suivre : avec la « Tentative orale » (1947) puis avec « My creative method » (1947-48). Mais il va aussi mettre en œuvre, sans tarder, des stratégies de publication destinées à corriger l’impression donnée par Le Parti pris des choses et par la lecture de Sartre.

Notes
456.

Feuillet reproduit dans OC I p. 842.