E. Stratégies de publication en retour 

La publication du Parti pris des choses est suivie, dans les années quarante, d’un grand nombre d’autres parutions (en sus des textes publiés en revues). Parmi elles, certaines ont pour fonction de corriger l’effet produit par le Parti pris en montrant d’autres aspects de l’œuvre – qu’ils soient récents ou au contraire anciens –, propres à empêcher le lecteur de s’installer dans une lecture univoque. L’insistance à publier La Rage de l’expression, à partir de 1943, est la première tentative faite par Ponge pour faire connaître et reconnaître les infléchissements récents de son écriture, vers l’ouverture et l’inachèvement. Mais on sait que cet effort mettra beaucoup de temps à aboutir, puisque La Rage ne paraîtra en tant que recueil qu’en 1952.

La deuxième tentative en ce sens est celle de la décision de publier les Proêmes (décision prise en avril 1944, explicitement pour dérouter Sartre457) : cette fois il s’agit de présenter au lecteur un versant ancien de l’œuvre – ou presque, pourrait-on dire, le versant caché et obscur du Parti pris des choses –, et ceci au rebours de l’opinion de Paulhan, qui avait largement contribué à censurer cet aspect. L’enjeu est, en grande partie, de jouer le lecteur contre Paulhan : cela ressort clairement de la « Préface » aux Proêmes que Ponge rédige, fin 1946. La rédaction et l’envoi à Paulhan de cette préface constituent un événement décisif, étroitement articulé à la « Tentative orale », qu’il ne précède que de quelques jours. C’est pourquoi j’examinerai ensemble, au chapitre suivant, ces deux aspects d’un dispositif destiné à donner une impulsion décisive à la relation au lecteur.

Après-guerre, Ponge pose un troisième acte éditorial, bien plus déroutant encore pour son lecteur que les deux précédents, mais sur un mode très différent : il publie en octobre 1946, chez Seghers, Dix courts sur la méthode. A la proposition de Pierre Seghers de faire paraître en plaquette des textes inédits, il répond en choisissant d’extraire, du futur recueil des Proêmes 458 , dix textes qui, de cette façon, seront ainsi présentés au lecteur comme « en avant-première » Or le choix des dix textes en question459 obéit visiblement à des intentions précises de la part de l’auteur. D’une part il s’agit de faire remonter le lecteur aux origines même du parcours, puisque ces textes sont tous antérieurs à 1929 (leur date de rédaction s’échelonne entre 1919 et 1928, ce qui correspond à l’époque de toutes les difficultés). D’autre part il s’agit d’attirer l’attention sur trois aspects de l’écriture de Ponge auxquels le lecteur du Parti pris des choses n’avait guère été familiarisé : d’abord la forme du poème en vers (sept textes sur les dix se présentent sous forme versifiée), ensuite l’accent mis sur le langage bien plus que sur l’objet, (c’est le cas de tous les textes), enfin l’hermétisme de l’écriture (la plupart des textes choisis, sept sur dix encore, sont d’un abord particulièrement difficile460).

Les deux premiers points témoignent très évidemment d’une affirmation d’émancipation vis-à-vis de Paulhan, voire d’une revanche sur le contrôle que celui-ci avait exercé sur Le Parti pris des choses. Paulhan avait en effet demandé à Ponge de supprimer du recueil les textes en vers, ainsi que ceux qui s’écartaient de la description d’objet pour s’attacher à la question du langage461. Il lui avait aussi demandé expressément de renoncer (« je voudrais bien que tu renonces ») à six textes, parmi lesquels trois sont repris dans Dix Courts ( « L’Antichambre, « Le Jeune Arbre », « Flot »), au motif qu’ils étaient « d’un ton (…) trop « autre » pour ne pas agacer inutilement [s]on lecteur » (Corr. I, 229, p. 230-231). Si, en 1939, Ponge se laissait imposer par un autre la conduite à tenir face à son lecteur, il en va tout différemment en 1946 : il choisit de publier précisément ce qui risque « d’agacer », soit qu’il récuse ce risque, soit que le fait d’« agacer » son lecteur ne lui paraisse pas « inutile ». En tout cas il choisit de le déconcerter. Du reste, il traverse d’ores et déjà une période de déstabilisation dans sa relation à son lecteur.

Notes
457.

Voir supra, partie III, chapitre 2, « De la difficulté à faire entendre de nouveaux partis pris », p. 333 sq.

458.

Voir notice de Michel Collot sur Dix Cours sur la méthode : « Ponge éprouve le besoin de s’expliquer sur ses intentions (…). C’est dans cet esprit qu’il compose le recueil de Proêmes, dont le manuscrit semble être prêt en 1945, mais qui ne verra le jour qu’en 1948 » (OC I p. 922).

459.

Il s’agit de : « La Dérive du sage », « Pelagos », « Fable », « La Promenade dans nos serres », « L’Antichambre », « Le Tronc d’arbre », « Flot », « Le Jeune Arbre » , « Strophe » et « L’Avenir des paroles ».

460.

L’un des exemples les plus significatifs de cet hermétisme est le poème « Fable » (PR, I, 176) , qui dut déconcerter, dès ses deux premiers vers (« Par le mot par commence donc ce texte / Dont la première ligne dit la vérité ») plus d’un lecteur du Parti pris des choses.

461.

Rappelons qu’en juin 1939, il écrivait à Ponge : « cherche simplement à ce que ton livre soit complet (phénoménologiquement), cherche à en faire un objet parfait. (Et déjà pour cela il vaudrait mieux qu’il n’y eût pas vers et prose, mais seulement prose) » ( Corr. I, 233, p. 233).