A. Les premiers textes de critique d’art : flottement

Si les premiers textes de critique d’art de Ponge manifestent un certain désarroi dans la relation au lecteur, c’est que ce lecteur lui-même est flou, nouveau, inconnu, mal défini. Et a priori moins acquis à la cause de Ponge, moins proche de lui, car il se définit d’abord comme amateur d’art : avant de lire un texte de Ponge il lit un texte sur Fautrier ou sur Braque. Peut-être même n’a-t-il guère de goût pour la poésie…Il faut ici rappeler les conditions de parution de ces articles. S’ils sont aujourd’hui réunis sous le titre Le Peintre à l’étude et figurent en bonne place dans les œuvres complètes de Ponge, leur statut était moins clair à l’origine : leurs supports de parution (revues d’art, préfaces à des expositions ou des albums de reproduction) les liaient étroitement à l’actualité artistique du moment462. Ce contexte d’énonciation induisait le risque d’une lecture ramenée à un balayage rapide du texte, celui-ci n’ayant, aux yeux du lecteur, qu’un statut introductif à l’œuvre de l’artiste, donc secondaire. Ce risque dont Ponge ne cherche pas à cacher qu’il en est parfaitement conscient, peut être à l’occasion générateur de ressentiment et d’agressivité.

De plusles faibles tirages de ces textes rappelaient d’emblée qu’ils s’adressaient à un lectorat réduit, correspondant à une élite sociale acheteuse de livres d’art463. On peut facilement imaginer que ce fait ait placé Ponge dans une situation inconfortable, si on le met en rapport avec ses propres déclarations dans Le Savon de 1946, déclarations selon lesquelles il « pense pouvoir être lu par des personnes d’une classe misérable » et entretient l’espoir que « le plus grand nombre de personnes – et à la limite, tous les humains – soient placés un jour dans la condition de pouvoir rechercher ces valeurs » du « beau » et du « délicat » qu’il leur souhaite comme « le souverain bien » (S, II, 383-384).

En somme, un certain nombre d’écrans s’interposent entre Ponge et son lecteur-amateur d’art. On ne s’étonnera pas que l’adresse au lecteur ne constitue pas un dispositif essentiel de ces textes. En revanche on y remarque la mise en œuvre de postures nouvelles et variées face au lecteur. Car ce lecteur-amateur d’art, Ponge pourra choisir de l’ignorer, mais aussi de se placer en face de lui dans une posture didactique de revanche, ou même de l’agresser.

Voyons ce qu’il en est dans la succession des premiers textes :

Notes
462.

Le texte sur Fautrier constitue une préface pour une exposition des « Otages ». Il est publié en pré-originale dans la revue Le Spectateur des arts, n° 1, décembre 1944. « Braque le Réconciliateur » est une préface à un album de reproductions publié chez Skira, collection « Les Trésors de la peinture française ».

463.

L’édition originale de « Notes sur les Otages » chez Seghers en 1946 ne comporte que 300 exemplaires ; « Matière et mémoire » est publié chez Fernand Mourlot, (lui-même imprimeur-lithographe) à 60 exemplaires.