« Matière et mémoire » : de l’ambiguïté des relations

Dans « Matière et mémoire », texte consacré aux réactions de la pierre face au « traitement » pratiqué par le lithographe, le point qui me paraît remarquable est le transfert, sur la relation entre l’artiste et son matériau, du modèle érotique qui, avec « Le Mimosa » puis Le Savon, commençait à caractériser la relation auteur-lecteur : la matière-pierre prend la place du lecteur, et entre avec l’artiste dans une relation fortement érotisée. Ceci peut s’interpréter comme un relatif suspens de la relation avec le lecteur. Cependant le processus est plus complexe car la pierre est métaphorisée dans des termes qui appellent immédiatement son identification à un être humain :

‘Quand on inscrit sur la pierre lithographique, c’est comme si l’on inscrivait sur une mémoire. C’est comme si ce que l’on parle en face d’un visage, non seulement s’inscrivait dans la pensée de l’interlocuteur, dans la profondeur de sa tête, mais apparaissait en même temps en propres termes à la surface, sur l’épiderme, sur la peau du visage (PAE, I, 117-118). ’

En prêtant à la pierre un visage, c’est-à-dire le symbole même de l’altérité, l’auteur entretient un flottement dans son énoncé. De qui ou de quoi parle-t-il au juste : de la pierre ou du lecteur ? Il renforce encore l’ambiguïté en poursuivant ainsi :

‘Lorsqu’une personne, vous le savez par expérience (…), réagit à vos formulations, n’allez-vous pas en tenir compte, vous adressant à elle ? Et donc, ne lui parlerez-vous pas un peu comme elle a envie qu’on lui parle ? (…) ne prononcerez-vous pas ce que vous voulez dire de telle façon qu’elle l’accepte, qu’elle l’accueille comme il faut ? (ibid., 118). ’

Tout ce qui précède peut naturellement être lu aussi comme renvoyant, à travers la relation de l’artiste à la pierre, à celle que l’auteur entretient avec son matériau (les mots), et son destinataire (le lecteur). Une égale sollicitude se révèle nécessaire à l’égard de l’un comme de l’autre. Il faut s’occuper du lecteur, en tenant compte de la façon dont « il a envie qu’on lui parle », de façon qu’il « accueille comme il faut » cette parole. Il faut aussi s’occuper du matériau en ne lui imposant que ce qu’il peut recevoir. La pierre (les mots) doit être traitée avec la considération qu’elle mérite, pour parvenir à l’expression, selon le vieux principe des droits imprescriptibles de l’objet, mais avec une dimension nouvelle de joyeuse attention, voire de sympathie. Ce que Ponge dit de la pierre-support est très proche de ce qu’il disait de l’objet savon, en 1944 : « Tandis que si, au contraire, l’on s’occupe d’elle, (…) quelle joie de sa part ! Quelles réponses ! Comme elle vous récompense ! » (PAE, I, 119) écrit-il à propos de la pierre lithographique, en écho à ses considérations précédentes sur le savon : « dès qu’on s’occupe de lui, (…) quel élan magnifique ! Quel enthousiasme extrême dans le don de soi ! Quelle générosité ! » (S, II, 367).

Le motif de l’interaction se décline ici sous ses diverses réalisations. Il s’agirait de parvenir à une prise en compte généralisée (de l’objet, des mots, du lecteur) de façon à parvenir à une jubilation non moins généralisée. C’est ce que Ponge est en train de découvrir à ce moment : qu’il ne peut provoquer le plaisir du lecteur qu’en l’associant à un système jubilatoire d’ensemble, tenant compte de tous les éléments en jeu. Mais ceci se manifeste, dans « Matière et mémoire », hors de toute adresse explicite au lecteur. Car le rapport érotique à ce lecteur est quelque peu en souffrance, ou en veilleuse, oblitéré qu’il est par les discordances ressenties par Ponge dans la réception de son œuvre, et par la nécessité, dans le contexte de la critique d’art, d’un rapport au lecteur plus surveillé.

Enfin il faut mentionner qu’avec « Matière et mémoire » le thème de l’im-pression vient relayer celui de l’ex-pression. Il n’y a pas d’expression réussie (heureuse) sans réussite de l’impression (sur la matière verbale, sur le lecteur). J’y reviendrai au chapitre suivant.