« Braque le Réconciliateur » : le lecteur malmené

Contrairement aux deux premiers, ce texte semble ménager une large place au lecteur. Il s’ouvre en effet sur une adresse directe : « Lecteur, pour commencer il faut que je l’avoue : ayant accepté d’écrire ici sur Braque (…), me voici bien embarrassé » (PAE, I, 127). Ponge tutoie ici d’emblée son lecteur, fait jusque là encore inédit dans ses textes de critique d’art. La pratique répétée de ce type d’écrits lui a-t-elle donc permis d’établir avec lui une familiarité ? Les choses sont plus complexes : le tutoiement serait plutôt ici l’une des marques d’un rapport de force, et l’adresse répétée au lecteur, dans la première partie du texte, le signe d’une stratégie destinée à le tenir en respect : il s’agirait de répondre par une familiarité quelque peu insolente à une mise en demeure quelque peu vexante. En effet l’« embarras » que Ponge mentionnait dans sa première phrase est dû, et il s’en explique sans tarder, à la position secondaire, purement introductive, que le lecteur assigne, selon lui, à son texte par rapport à ce qui constituerait l’intérêt majeur du recueil, à savoir les reproductions de Braque qui vont suivre. Or la démarche qui le tente, lui, est celle d’« une sorte de poème à [s]a façon », qui rendrait compte au contraire de « [s]on idée globale intime de Braque » (ibid., 127). Projet que le contexte d’énonciation rend difficilement réalisable :

‘Mais en ce lieu ? Comme introduction à un recueil de reproductions ? Non sans doute. Puisque ces pages que tu t’apprêtes, les lisant ou non, à faire tourner sur leurs gonds pour pénétrer au plus tôt dans l’œuvre même, pourquoi donc sont-elles faites, sinon pour cet office (d’être tournées), si bien que rien en elles ne doive s’amasser qui trop les alourdisse (ibid., 127). ’

Ponge annonce donc qu’il va renoncer à « ce qu’il « sai[t] faire le mieux », c’est-à-dire « fonder sérieusement en réalité (...) le magma de [s]es authentiques opinions » (ibid., 128). Mais cette soumission n’est qu’une feinte car dans un spectaculaire exercice de prétérition, il communique aussitôt au lecteur, sur une bonne vingtaine de lignes, le « magma » des opinions en question, tout en continuant de protester de sa bonne foi : « Non ! Je ne dois pas ici fonder cela en réalité. Cela serait trop suggestif, trop imposant, trop lourd à ta mémoire. Je risquerais que tu m’en veuilles trop (de ne plus pouvoir l’oublier) » (ibid., 128).

Il est clair que s’établit ici tout un petit jeu avec le lecteur, dans lequel l’appel à connivence le dispute à la démonstration de pouvoir. Cette ambiguïté culmine, à la fin du préambule, avec l’annonce du traitement auquel doit s’attendre le lecteur : 

‘Non ! Au lecteur qui se présente ici il faut seulement qu’après l’avoir ainsi dans mon antichambre plusieurs fois fait tourner sur lui-même, je le lance à cheval sur mes moutons dans le couloir dialectique au fond duquel s’ouvre ma porte sur Braque (ibid., 128-129). ’

Et ce lecteur ainsi malmené, c’est bien en effet sur ses « moutons » que Ponge va le lancer « à cheval ». Après lui avoir consacré ce préambule stratégique, il ne s’adressera plus guère directement à lui, mais lui imposera des développements dans lesquels, à travers l’art de Braque, il traite de questions qui sont les siennes propres – la nécessité de « s’enfoncer dans sa singularité », le fait de « prendre son propre parti », le choix des « objets les plus familiers »… – et qui à ses yeux trouvent une résolution exemplaire dans l’œuvre de Braque. Lorsqu’il écrit « nous », c’est plus souvent à Braque qu’il s’associe qu’au lecteur, en particulier dans cette formule deux fois prononcée : « et qu’on nous laisse à notre laboratoire » (ibid., 133-135).

Quant au ton de ces développements, il sera souvent didactique, Ponge n’hésitant pas, par exemple, à récapituler ses conclusions dans une synthèse très pédagogique qui les martèle auprès d’un lecteur mis en position d’élève prenant des notes : « Mais peut-être en suis-je arrivé où je dois me résumer (…) J’ai dit que la seule raison et justification de l’art était …. », « j’ai dit que la seule façon de nous exprimer authentiquement était… », « j’ai dit que nous allions parvenir ainsi… », « je conclurai en affirmant que… » (ibid., 133, je souligne). Ainsi, si l’un des enjeux souterrains de ce texte pouvait être quelque chose comme : « est-ce moi que l’on veut écouter ou est-ce seulement la peinture que l’on veut regarder ? », Ponge y a démontré qu’il entendait garder à sa parole son autorité – ce qui lui permet de jouer à nouveau, au moment de prendre congé, de son prétendu effacement devant l’œuvre à commenter : « Bornons ici ce peu du "rien qu’on peut dire" de choses expressément faites pour être vues… » (ibid., 135).

Ce texte met en lumière, me semble-t-il, une dimension fondamentale de la relation de Ponge à son lecteur : un jeu d’agression et d’imposition de pouvoir, qui était peu apparu jusque-là mais va se manifester plus nettement encore dans Le Savon de 1946.