B. Le Savon de 1946 : agression

Si les textes sur l’art soulevaient le problème d’un lecteur mâtiné d’amateur d’art, dans Le Savon de 1946 le lecteur est désormais, après les articles critiques parus sur Ponge, mâtiné de critique. Il va s’agir, une fois de plus, d’opérer un partage, de tracer une ligne de partage entre lecteur et critique, pour prendre le parti de celui-là contre celui-ci.

Lorsque Ponge, après deux années d’interruption, reprend son travail sur Le Savon (son principal chantier à l’époque), il n’y retrouve pas son lecteur tel qu’il l’y avait laissé en 1944. Entre-temps en effet s’est glissée, entre lui et ce lecteur, la figure du critique, et ce fait a un impact suffisamment significatif sur l’écriture pour que Ponge le signale d’emblée, en ouverture de son travail :

‘pendant l’été 1946 (…) j’eus le loisir d’y [au Savon ] travailler à nouveau. L’on notera qu’alors les circonstances avaient changé – et pour moi aussi, personnellement pour moi.
Beaucoup d’essais sur mon œuvre, à la suite de celui de Sartre, avaient été publiés(S, II, 381, je souligne).’

C’est justement en se référant au titre de l’un de ces articles, celui de Claude-Edmonde Magny, tout récemment paru467, que Ponge reprend ses notes sur Le Savon :

‘« FRANCIS PONGE, OU l’homme heureux », me suis-je entendu dire.
Certainement : très heureux de tout ce qui m’arrive et particulièrement d’avoir (…) eu le temps d’observer un peu attentivement un petit morceau de savon (ibid., 382).’

Dans le contexte d’une réponse à l’article très laudatif d’une agrégée de philosophie (qui écrivait par exemple : « on voudrait, dialoguant avec lui à l’infini, donner à ses proses la temporaire éternité du jugement critique »468), la volonté d’insolence est manifeste. Contre tous les jugements critiques, contre sa célébrité nouvelle, Ponge voudrait en revenir au Savon, faire jouer le Savon, comme un ressort magique. Celui qui est devenu quelqu’un dont on parle persiste et signe dans sa décision de parler d’un morceau de savon. Et poursuit par une invite : « Si vous disposez de quelques minutes et qu’il vous chante d’en refaire le chemin avec moi… » (ibid., 382). Le « vous » interpelle le lecteur : se détournant du critique, Ponge fait jouer contre celui-ci le lecteur. Notons cependant la relative mise à distance de ce « vous », qui n’a plus rien d’un partenaire érotique et dont l’adhésion est présentée davantage comme une acceptation provisoire, dictée par la curiosité, que comme un désir profond. Si la relation avec le lecteur cherche à se rétablir, elle reste néanmoins empreinte de méfiance

En fait, malgré l’annonce d’un texte sur le savon, c’est à une longue pause proêmatique que le lecteur est convié, au long de ces pages écrites du 17 au 22 juillet, puis poursuivies le 25 juillet et le 2 août sous le titre « Avec le savon dans la baignoire du Gnothi Seauthon ». Pause qui a pour objet de répondre aux critiques et de justifier le projet du Savon. Aucune adresse au lecteur : les véritables destinataires de ce long fragment daté des 17-22 juillet, ce sont en effet les critiques et les intellectuels communistes. Ponge tente de justifier auprès d’eux ses prises de position esthétiques et politiques. Une fois de plus, il revendique son parti pris initial : « S’il se trouvait (comme il se trouve) que ce fût à propos des choses les plus simples (…) que le jeu de mon esprit s’exerçât le plus favorablement, je souhaiterais qu’on ne m’en fît pas grief » (ibid., 382). Il se défend par ailleurs de l’accusation de désengagement politique :

‘Ainsi, je ne détournerai personne du devoir d’action et de révolte. Au contraire, lorsque la situation est prégnante (…), considérant que chaque homme (fût-il artiste) doit accorder une part au moins de son activité à l’action civique, je prendrai parti du côté [celui du parti communiste] que j’ai dit (ibid., 384). ’

On note la solennité du ton, l’ampleur des phrases, les imparfaits du subjonctif : l’heure est à un discours apologétique sérieux (quoique teinté d’ironie) ; les apartés ludiques avec un lecteur connivent ne sont pas de mise.

Mais à la fin du fragment, voici que l’on semble en revenir au lecteur, à celui qui est prêt à entendre parler du savon et à jouer la connivence :

‘il y a évidemment beaucoup à dire à propos du savon. Non certes jusqu’à nous flétrir les mains (…). Mais voyez, dès le premier contact, cette prestidigitation, ces tours de passe-passe…
Ceci dit pour vous allécher (ibid., 385-386).’

Le fragment qui suit immédiatement (« Avec le savon dans la baignoire du Gnothi Seauton») est en effet d’un ton différent : beaucoup moins solennel d’une part, il centre d’autre part le propos sur le texte en train de s’écrire et non plus sur des considérations générales. Mais à qui s’adresse-t-il ? Ce lecteur qui semble pris à partie n’est-il pas en partie confondu avec les critiques, suspecté de complicité avec eux, ce qui expliquerait la manière dont il est à la fois mis à distance (« chers amis ») et quelque peu brutalisé :

‘Justement, chers amis, c’est cette application que je cherche. C’est à quelque application que je cherche à m’astreindre. Et à vous astreindre par la même occasion. N’en doutez pas, le savon n’est qu’un prétexte. Avez-vous jamais pu l’imaginer autrement ? Il me faut seulement que vous récitiez mes propres paroles avec moi. Que je vous force à m’accompagner à mon allure (ibid., 387). ’

On assiste là à l’exhibition d’un désir de pouvoir crûment exprimé. Comme sous l’effet d’une colère qui ferait d’un coup abattre les cartes et dévoiler un enjeu jusque-là dissimulé, Ponge tente auprès du lecteur un coup de force : il lui réclame une obéissance parfaite, une adaptation totale à sa propre démarche. Mais ceci est immédiatement contrebalancé par la recherche d’une proximité érotique :

‘Et j’aimerais bien par surcroît que cette allure vous ravisse. Et qu’elle me ravisse moi-même, d’abord. Mais ne m’avez-vous pas déjà abandonné ? Là ! Là ! Nous allons ralentir, car voilà qui est partir beaucoup trop vite… (ibid., 387). ’

C’est un véritable petit psychodrame qui est mis en scène dans ce passage où se révèlent les ambivalences de la relation au lecteur : on le réprimande, on le bouscule pour lui faire savoir de quel côté est l’autorité, puis on se radoucit pour ménager la relation… La démonstration de pouvoir (l’injonction d’accepter la contrainte) est assortie d’un mouvement de sollicitude inquiète (« Là ! Là ! Nous allons ralentir… »). Le lecteur devra accepter une contrainte, mais il revient à l’auteur de faire en sorte qu’il l’accepte. En somme, l’autorité de l’auteur sur son lecteur ne se conçoit pas sans les devoirs qu’il a envers lui en contrepartie. C’est la première fois qu’est ainsi mise en pleine lumière, dans un texte de Ponge, l’existence d’un dispositif stratégique en direction du lecteur.

Mais voici que réapparaît aussitôt après, derrière la figure du lecteur, celle du critique-censeur qui était restée en surimpression. Le lecteur sommé d’obéir laisse brusquement la place à un critique sévère, auquel Ponge commence par prêter des objections, avant de céder tout bonnement la parole à ce personnage venu s’interposer entre le lecteur et lui :

‘Vous me direz que je profite ici du crédit que sur mes précédents écrits l’on m’accorde. Que ces déambulations préliminaires n’offrent aucun intérêt (…). « Pourquoi ne pas entrer dans le vif du sujet et saisir le lecteur par la brusque apparition d’une forme nue, concrète, comme il est en votre pouvoir de le faire ?
Cher ami, vous nous décevez » (ibid., 387). ’

On constate ainsi un erratisme continuel, dans ces passages du Savon rédigés pendant l’été 1946, entre un lecteur-complice et un critique-censeur. Sous l’effet des premières lectures critiques, la figure du lecteur connaît une véritable déstabilisation. La menace d’être incompris ou mal jugé produit une colère et une agressivité très perceptibles dans ces pages.

Cependant, toute crise devant aboutir à une nouvelle configuration, c’est dans ces pages aussi que va être proposée au lecteur une réconciliation. Sous condition toutefois, et dans un spectaculaire changement de camp de la notion de « parti pris » : c’est en effet le lecteur qui se voit sommé désormais de prendre son parti des choix irréversibles opérés par l’auteur :

‘Puisqu’il faut bien nous rendre à l’évidence (et toi, lecteur, en prendre ton parti) : c’est à propos des objets de réputation les plus simples, les moins importants (…) que le jeu de notre esprit s’exerce le plus favorablement (ibid., 387).’

L’obligation de prendre son parti de la situation est réaffirmée encore plus nettement un peu plus loin : « Lecteur, il faut en prendre ton parti. Nous allons prendre en main un sujet dérisoire » (ibid., 388). L’accord du lecteur paraît immédiatement tenu pour acquis, puisque quelques lignes plus loin ce lecteur, traité maintenant en confident, devient le dépositaire d’un aveu : « Lecteur, après le galet, il fallait bien que j’en arrive au savon » (ibid., 388). Contre les critiques, contre Sartre qui en est resté à la pierre, le lecteur est pris à témoin de la nécessité du parcours qui mène du galet au savon.A lui seul s’adresse ce fragment d’autobiographie intellectuelle.

Et c’est alors, sur cet accord tacitement acquis, sur ce tête-à-tête accepté par le lecteur – puisqu’il continue de lire – que peut s’opérer la spectaculaire expulsion hors de scènes des philosophes : « Philosophes, vous m’avez compris. Allez vous coucher. A la niche » (ibid., 389). La ligne de partage est tracée. La scène reste libre pour la seule relation auteur-lecteur. Après ces mises en ordre ou mises au point, Ponge va pouvoir en revenir au texte proprement dit, et proposer, avec « L’Exercice du savon », une nouvelle version du travail. En finir avec les critiques et en revenir à l’essentiel, c’est-à-dire le morceau de savon, n’était-ce pas l’enjeu annoncé dès le début ?

Cependant, le jeu d’agression envers le lecteur resurgit sporadiquement, dans des passages où s’opère de nouveau la surimpression du lecteur et du critique, et où réapparaît alors un parti pris d’agressivité défensive :

‘Ici encore je ne pense pas qu’on puisse, avec quelque justice ou raison, avancer des expressions péjoratives. Et à vrai dire, je ris au contraire, par avance, de votre confusion – lorsque vous observerez attentivement la façon dont le savon lui-même est confondu dans le liquide, – car vous sentirez alors votre propre infériorité dans l’air du temps (…). Toutes les critiques déjà prêtes dans votre bouche (…) seront risiblement démenties, se trouveront tout à coup, par des flots de lumière aveuglante, copieusement ridiculisées (ibid., 398).’

Mais c’est bien au lecteur, et à lui seul, que s’adresse l’extraordinaire proposition faite en conclusion – à la fin du fragment intitulé « De l’eau savonneuse et des bulles de savon » – à savoir le don de la solution grâce à laquelle il pourra, lui aussi, s’exercer à faire des bulles de savon :

‘Mais enfin, si je pousse plus loin l’analyse, il s’agit beaucoup moins de propulser moi-même des bulles, que de vous préparer le liquide (ou la solution, comme on dit si bien) (…) dans lequel vous pourrez, à mon exemple, vous exercer (et vous satisfaire) indéfiniment, à votre tour… (ibid., 404).’

C’est sur ce don, où se réalise l’alliance a priori si improbable de la complicité entre enfants et de la pédagogie, que s’achève le texte : ne lui succédera qu’un bref paragraphe de « rinçage ».

Le Savon de 1946, qui commençait par agresser le lecteur, parvient donc, in extremis, à rétablir avec lui cette relation de don, à laquelle Ponge a si souvent manifesté son attachement. Mais non sans difficultés. C’est un texte où se manifeste une profonde déstabilisation dans la relation au lecteur et dont l’un des enjeux est sans doute de reconstruire cette relation sur de nouvelles bases. Il s’agit en particulier de parvenir à dissocier clairement la figure du lecteur de celle du critique, avec laquelle il s’était opéré une fâcheuse surimpression. Peut-être les profondes difficultés rencontrées dans l’écriture du Savon en cet été 1946 tiennent-elles en grande partie à cela.

Le texte tente donc d’opérer une mise au net, en réglant leur compte aux critiques, aux intellectuels communistes, et aux philosophes, afin de rétablir avec le lecteur – et avec lui seul – une relation non médiatisée. Contre un certain accueil critique de son œuvre (celui de Sartre, en particulier), Ponge en appelle à ses propres lecteurs. Mais pas à n’importe quelle condition, loin s’en faut. L’enjeu n’est pas de s’attirer les bonnes grâces du lecteur, mais d’obtenir de lui la reconnaissance (indispensable) du nouveau parti pris qui consiste, justement, en la détermination d’être fidèle à « son propre parti ». Ainsi ce texte manifeste-t-il une sorte de c’est à prendre ou à laisser, en annonçant au lecteur l’intention de lui imposer des contraintes non discutables469. C’est, par bien des aspects, un texte de colère et d’exaspération, qui dévoile durement certains enjeux (de pouvoir) à l’œuvre dans la relation auteur-lecteur. Se confirme ici l’existence sporadique d’un rapport agonistique avec le lecteur, rapport qui s’esquissait déjà dans « Braque le Réconciliateur ». Il prend, dans Le Savon de 1946, une forme très théâtralisée, faite d’agressions, de sollicitations, de mises en demeures… Le but est d’opérer, par cette épreuve de force, le tri entre le vrai lecteur et les lecteurs indésirables. Avant de proposer, au premier et à lui seul, la nouvelle version du Savon qu’est « L’Exercice du Savon ».

Mais ce n’est pas par hasard si c’est dans Le Savon que le statut du lecteur se voit remis en question, et concurrencé par celui d’auditeur-spectateur, ou même de partenaire sommé par l’auteur, on l’a vu, de « réciter [s]es propres paroles avec [lui] ». Car ce texte est aussi le lieu d’un conflit entre deux manières de s’adresser à son destinataire : l’oral et l’écrit.

Notes
467.

Claude-Edmonde Magny, « Francis Ponge ou l’homme heureux ». Poésie 46, n° 33, juin-juillet 1946, p. 62-68.

468.

Ibid., p. 63.

469.

Bénédicte Gorillot articule de manière intéressante cette logique du C’est à prendre ou à laisser à un changement d’attitude rhétorique survenant chez Ponge à partir de 1946. A dater de ce moment, Ponge revendique volontiers le droit à l’amateurisme et au dilettantisme : « Entré dans l’ère des « bonheurs relatifs », il « impose ses divins défauts d’écriture avec une sérénité neuve ». (B. Gorillot, Le discours rhétorique de Francis Ponge, thèse de doctorat, Université Paris III, 2003, p. 243).