A. « Faire » Le Savon « en parlant » ?

On sait en effet – Ponge s’en est expliqué plus tard – que le travail sur Le Savon en cet été 1946 a été source de grands tourments, allant jusqu’à susciter une véritable crise : « Pendant que je travaillais aux derniers brouillons plus haut (été 46), je me trouvai parfois au bord du désespoir » écrira Ponge en 1965 (S, II, 419). En témoigne aussi la correspondance avec Paulhan : « Je travaille beaucoup au Savon (dont je me dis parfois –il y a trois ans que ça dure – qu’il est capable de me rendre fou… et me demande – depuis quelques jours – si cela en vaut bien la peine… – Mais sans doute ? )» (Corr. II, 364, p. 19). Or cette période de difficultés s’est trouvé coïncider avec des propositions de conférences, qui n’étaient certes pas les premières à être adressées à Ponge mais qui furent, pour la première fois, acceptées. Là encore, Ponge s’en est expliqué dans ce texte dont le titre, « De l’importance historique du Savon dans mon œuvre » souligne l’infléchissement décisif que Le Savon a exercé sur son parcours :

‘J’avais jusqu’alors toujours éludé (…). Mais je pris brusquement la décision de forcer la décision (si je puis dire) quant au Savon – je désespérais alors de pouvoir me débarrasser autrement en tentant de le faire devant le public de ces conférences [ sic ]. Deux lettres partirent alors (…) par lesquelles j’acceptais ces conférences. (…) Ce Savon ayant été à l’origine de ma décision de parler parfois au lieu d’écrire, il se trouve par là même à l’origine de toutes mes conférences postérieures (S, II, 419-420).’

Dans les Entretiens avec Philippe Sollers, Ponge reviendra encore sur le rôle du Savon dans son accession à la parole orale : « Il se trouve que c’est parce que j’ai désespéré, à un moment, de pouvoir écrire ce Savon, que j’ai accepté de parler, parce que je voulais le faire en parlant » (EPS, 183, je souligne).

« Je voulais le faire en parlant » : ambiguïté de la formule… Sans doute cette volonté a-t-elle pris force de décision à l’occasion d’une sollicitation de conférence, mais tout laisse à penser qu’elle était déjà présente, que le Savon était animé dès ses débuts d’une volonté de « le faire en parlant » tout autant qu’en écrivant, d’une tension entre l’écrit et l’oral révélatrice d’un nouveau moment de crise concernant la notion de parole. En témoignait déjà en 1944, la tentative de mise en voix du texte, sous forme théâtrale, tentative que j’ai commentée au chapitre précédent. Deux ans plus tard, la volonté de « faire » Le Savon « en parlant » passe par une intention affichée de détruire tous les supports écrits de ce texte.