B. Congédier l’écrit ? « Froissons et jetons au panier toute note ou brouillon »

Dans Le Savon de 1946 apparaît l’expression d’un désir nouveau et insistant, que le texte décline sous plusieurs formes : celui de la destruction de toute note écrite, de tout support de papier. Voici ce que l’auteur déclare en effet en guise de préambule : « Mais voyons : commençons par le commencement. Et froissons d’abord puis jetons au panier tout brouillon de papier empreint du mauvais goût ordinaire aux enveloppes de l’objet. Saisissons-le tout nu » (S, II, 382). L’enveloppe de papier qui entoure le savon se confond ici avec le brouillon d’où finira par s’extraire le texte dit. Trois pages plus loin, reprise du même thème : « Puisque, pour commencer, il faut toujours rompre quelque chose, ne serait-ce que le silence, rompons donc, froissons et jetons au panier toute note ou brouillon » (ibid., 385). Cette rage à « jeter au panier » rappelle celle d’un texte ancien, « La Fin de l’automne », où se donnait déjà libre cours un « beau nettoyage » : « Le dépouillement se fait en désordre. (…) Au panier, au panier ! La Nature déchire ses manuscrits, démolit sa bibliothèque, gaule rageusement ses derniers fruits » (PPC, I, 16).

Mais en 1946, le dépouillement métaphorique tend à devenir réalité ; le fragment daté du 2 août commence en effet par cette déclaration :

‘Absurde peut-être, mais j’ai décidé de détruire mes notes sur LE SAVON le 15 août.
A ce moment, il faudra donc non seulement que le texte définitif soit écrit, mais que je le sache par cœur (puisque j’ai décidé de tout détruire).
….Ou alors, que je sache toutes mes notes par cœur, et il faudra donc les avoir rendues telles qu’elles puissent être récitées par cœur (et d’abord apprises) (S, II, 386-387).’

Quelle fonction assigner à ce désir de détruire toute note ? Il ne semble pas qu’il s’agisse d’un acte d’auto-destruction, d’une rage nihiliste consécutive à un désespoir. Mais plutôt d’un moyen radical de forcer le passage à un nouveau mode d’expression, vers lequel existait déjà une forte postulation. En somme, la décision de détruire les notes n’interviendrait pas comme conséquence (désespérée) de la difficulté à écrire, mais plutôt comme moyen de résoudre cette difficulté. Il s’agit en tout cas de court-circuiter l’écrit pour le remplacer par la parole (sous la forme d’une diction « par cœur »). Il semble qu’à cette époque la difficulté se soit polarisée sur le fait d’écrire, dans son aspect matériel, par opposition à parler. Déjà dans la saynète rédigée en 1944, la déclamation du texte était précédée d’un jeu de scène dans lequel il s’agissait de déchirer tous les brouillons471.

En 1946, il s’agit toujours de parvenir à une déclamation-récitation du texte, mais il s’ajoute désormais à cela un élément essentiel, qui est le désir affirmé par Ponge d’associer étroitement le lecteur à cette opération, en le transformant en co-récitant :

‘Il me faut seulement que vous récitiez mes propres paroles avec moi.
Que je vous force à m’accompagner à mon allure (ibid., 387).’

Le passage à un texte oralisé est donc immédiatement associé à une transformation dans la relation avec le lecteur. L’un et l’autre procèdent du même mouvement. C’est dire à quel point la question de l’oralité est, chez Ponge, articulée à celle du lecteur. Une parole vivante se définit comme telle par la manière dont elle est reçue par le lecteur. Ici, le désir d’une réception totale, sans réserves, prend une forme-limite : la parole de l’auteur, entièrement reprise à son compte par le lecteur lui-même, est prononcée par lui simultanément, dans une coïncidence parfaite d’« allure »472.

Cependant, le désir de parvenir à une profération orale, par la destruction des notes, est fortement contrebalancé, dans Le Savon, par une aspiration symétrique à la forme écrite. C’est particulièrement manifeste dans le passage intitulé « L’Exercice du savon » : le 15 août 1946, c’est-à-dire précisément à la date fixée pour la destruction de ses notes, Ponge parvient à un texte bref et dense, « L’Exercice du savon », dont il précisera, lors de la parution du Savon, qu’il est conçu pour être déclamé, « un peu comme l’aurait fait LE POÈTE, en se lavant les mains au proscenium, dans le spectacle que j’avais un moment, – vous vous en souvenez ? – conçu » (ibid., 391). Ce texte commence par le leitmotiv de la destruction des notes, accompagné du jeu de scène de l’acteur extrayant le savon de son enveloppe de papier : « FROISSONS POUR COMMENCER (…) D’UNE MAIN PUIS JETONS AU PANIER TOUTE NOTE OU BROUILLON DE PAPIER »473. On se trouve pourtant devant un paradoxe manifeste : le texte est destiné à être déclamé, dans la destruction préalable de toute note écrite ; or il est extrêmement écrit puisque la disposition typographique y joue un rôle essentiel, une disposition très élaborée et complexe, qui rappelle celle du « Coup de dés ». On peut faire l’hypothèse suivante : ce paradoxe serait là pour manifester et faire comprendre que l’opposition n’est pas vraiment entre oral et écrit ; il ne s’agit nullement de parvenir à une écriture oralisée, ni de remplacer l’écrit par l’oral ; l’objectif est celui d’une parole qui, tenant à la fois de l’écrit et de l’oral, transcenderait leur opposition (écho sans doute, là encore, de Mallarmé.)

L’aspiration à déchirer les notes est par ailleurs surprenante dans la mesure où elle paraît en contradiction avec l’esthétique de l’inachèvement qu’avait définie La Rage. C’était en effet une esthétique sur le modèle du végétal : ne jamais supprimer, ne raturer qu’en ajoutant. Mais peut-être (la lecture du Savon encourage, on le voit, les hypothèses…) Ponge a-t-il porté l’esthétique de l’œuvre ouverte, avec ce travail interminable sur le Savon, à un point-limite, un point insupportable. Devenu insupportable à cause de la durée mais aussi et surtout à cause de l’absence de réception. L’œuvre ouverte, oui, mais à condition qu’elle ne soit pas profération solitaire. Sinon, en l’absence de destinataire, la parole perd son sens, sa raison d’être. Devant l’impossibilité d’achever Le Savon, se serait brusquement fait jour le besoin d’assigner une borne à sa prolifération, et de lui donner une réalisation, une exécution. Assez d’amasser des feuilles. Maintenant, et conformément au très ancien mot d’ordre, il faut parler, et plus précisément il faut prendre le risque de la parole publique. Ce n’est pas un hasard si la « Tentative orale » reviendra sur le motif végétal du « tas de feuilles mortes ».

Notes
471.

« Ils se penchent d’un air peu satisfait sur les feuillets (…) et finalement se trouvent d’accord pour autoriser la dactylo à tout déchirer » (ibid. p. 375).

472.

On a vu plus haut ce que l’expression de ce désir pouvait recouvrir en termes d’enjeu de pouvoir.

473.

Ibid. p. 392. Je n’ai pas reproduit ici la présentation typographique du texte, extrêmement complexe.