C. L’inversion des valeurs ? Scripta volant 

La question de la relation oral-écrit est également au centre d’un dossier sur le thème du « Papier », auquel travaille Ponge de novembre 1946 à novembre 1947. Les textes de ce dossier éclairent la question de la destruction des notes. En effet s’y exprime une rage contre les « paroles sur papier » : « Le Papier 1 »474 commence par stigmatiser la prolifération des « feuilles de papier » tandis que « Le Papier 2 » s’achève par une mise « au panier » de ces feuilles, – comme dans Le Savon.

Dans « Le Papier 1 » la prolifération des feuilles écrites est présentée comme une menace grave, susceptible de dévaloriser totalement la parole : « Comment mettre un terme à ce foisonnement, à cette monstrueuse multiplication, à cette luxuriance insensée des feuilles de papier ? » (THR, II, 1376). Historiquement, le passage du parchemin – matière rare – au papier a rendu possible une multiplication et une banalisation du support de la parole :

‘feuilles de toutes sortes (…) servant à tous usages, empaquetages, tapisserie aussi bien qu’à l’imprimerie, au dessin ; volant à travers le ciel des halles, (…) jonchant les trottoirs, s’empilant sur les tables, dans les tiroirs, les rayons des bibliothèques (…) Si cette prolifération continue, que se passera-t-il ? (ibid., 1376-1377). ’

« Le Papier 2 » insiste sur l’humiliante dégénérescence de la parole écrite :

‘dès que le papier fut né, il devint bientôt votre unique support. Paroles, désormais les écrits volèrent mais de quelle infirme, de quelle dégénérescente façon. Feuilles mortes, oiseaux infirmes, volatiles de basse-cour. Le monde entier devint votre volière, ô monstrueuse prolifération d’oiseaux gris. Même collées au mur, les affiche se décollent, les paroles y palpitent et finissent aux cabinets (ibid., 1379).’

Plusieurs remarques s’imposent à propos de ces textes – capitaux pour ma recherche. Tout d’abord la hantise de la prolifération des paroles écrites n’est pas nouvelle : elle avait été exprimée dès 1926, dans « La Mort à vivre » : « L’imprimé se multiplie. Et il y a des gens qui trouvent que tout cela ne grouille pas assez, qui font des vers, de la poésie, de la surréalité, qui en rajoutent » (PR, I, 189-190). Mais surtout cette prolifération renvoie au thème végétal, développé dans plusieurs textes des années trente. Dans « Faune et flore », les termes sont quasi identiques à ceux du « Papier 1 » : aucune tentative d’expression des arbres « qui n’aboutisse à un monstrueux accroissement de leur corps » ; « Infernale multiplication de substance à l’occasion de chaque idée ! » (PPC, I, 43, 45). Ce qui fournit l’articulation entre l’écrit et l’arbre, c’est bien sûr le mot « feuille », qui leur est commun. Le latin folium désignait déjà à la fois la feuille d’arbre et la feuille de papier, ce que n’ignore certainement pas Ponge. Rappelons aussi que le papier est fabriqué avec le bois des arbres. Cette prolifération redoutée des « feuilles » se confond-elle maintenant – en 1947 – avec le phénomène d’accumulation des notes consécutif à l’esthétique nouvelle de l’écriture ouverte ? Quand Ponge écrit : « Comment mettre un terme à ce foisonnement, à cette monstrueuse multiplication (…) des feuilles de papier ? » (THR, I, 1376), cela ne peut-il pas s’entendre aussi comme une inquiétude mêlée d’exaspération devant l’impossibilité d’achever Le Savon, auquel il travaille depuis 1942 ? Quand il évoque « tous ces printemps, ces automnes de feuilles », ne signifie-t-il pas aussi qu’il désire sortir du modèle végétal, en finir avec lui ou du moins le subsumer dans une autre conception de la parole ?

Un fait très remarquable est que la stigmatisation de l’excès d’usage – usage avilissant, inflation dévalorisante – est à présent déportée sur les écrits, sur la « parole sur feuilles » alors qu’elle concernait naguère les paroles dans leur usage quotidien. Ponge écrivait ainsi dans « Les Ecuries d’Augias » (texte de 1929-30) : « nous n’avons pas à notre disposition d’autres mots ni d’autres grands mots que ceux qu’un usage journalier dans ce monde grossier depuis l’éternité prostitue » (PR, I, 192) et il évoquait, à la même époque, dans « Des raisons d’écrire » le dégoût qu’inspirent les paroles « étant donné les habitudes que dans tant de bouches infectes elles ont contractées » (ibid., 196). On assiste à un véritable renversement des valeurs respectives de l’oral et de l’écrit, renversement que Ponge développe dans « Le Papier 2 » sous la forme d’un paradoxal retournement du célèbre Verba volant, scripta manent .

Dans « Le Papier 2 » les paroles sont d’emblée métaphorisées comme oiseaux, par opposition aux « feuilles mortes » que sont les écrits. Ponge en appelle à ces paroles-oiseaux, contre la médiocrité du papier (qu’en est-il donc maintenant de l’ancien « parler contre les paroles » ? c’est la question qui se pose à la lecture de ce texte) :

‘Paroles, fondez du haut des cieux sur ce papier ! Paroles, vous voliez, jadis ! (…) Paroles, vous ne revolerez et ne nicherez à nouveau dans le marbre, que si vous fondez aujourd’hui avec passion sur ce papier ! (…) Paroles, fondez aujourd’hui sur le papier. Pour le stigmatiser, pour le déchirer, pour stigmatiser sa monstrueuse, votre monstrueuse, votre dégénérescente prolifération ! (THR, 1378, 1379). ’

Sept fois de suite, les premiers paragraphes du texte placent ainsi en anaphore l’adresse aux paroles, ou plutôt l’invocation : les paroles, autrefois ce contre quoi il fallait parler, sont appelées au secours, sommées de faire valoir leur essence contre la tyrannie de l’écrit ! Ponge en appelle maintenant aux verba contre les scripta… Les paroles ne représentent plus ce dont on subit l’agression quotidienne ; elles peuvent devenir les agents actifs d’une agression contre le papier noirci de signes, ou plutôt d’une véritable expédition punitive : « Paroles, fondez du haut des cieux sur ce papier ! » Expédition punitive qui tient du châtiment venu d’en haut, du châtiment divin… Il est « juste », écrit Ponge, « parce que le papier est devenu l’unique support des paroles », que ce papier « une fois du moins soit livré à leur discrétion » (ibid., 1379). A leur entier pouvoir, donc. Revanche des paroles, elles qui étaient autrefois repoussoirs…

Un tel renversement s’opère à la faveur d’une réinterprétation du verbe volant qui, dans l’acception courante de l’expression verba volant, tend à disqualifier les paroles. Tout d’abord, Ponge fait « voler » aussi les feuilles écrites, au gré du vent, dans une parodie sinistre du vol de l’oiseau : « désormais les écrits volèrent mais de quelle infirme, de quelle dégénérescente façon. Feuilles mortes, oiseaux infirmes, volatiles de basse-cour » (ibid., 1379). L’action du vent n’est pas nommée ici, mais c’est bien elle qui emporte les feuilles de papier de ça de là, comme autant de feuilles mortes. Censées demeurer, les paroles écrites deviennent ici les jouets du vent (ce vent que Ponge a toujours présenté comme la plus grande menace pour la parole : « Parle, parle contre le vent ! »). La feuille ne fait que voler, ou plutôt voltiger de fait ; seul l’oiseau s’envole, de son propre élan. Lorsque Ponge évoque la feuille de journal comme une parodie du déploiement d’ailes, il se souvient sans doute de Mallarmé, qui écrivait dans « Quant au livre » : « elle [la Poésie], toujours restera exclue et son frémissement de vols autre part qu’aux pages est parodié, pas plus, par l’envergure, en nos mains, de la feuille hâtive ou vaste du journal »475. Ponge, lui, écrit à sa suite : « Et voyez quels oiseaux infirmes, de trop grande envergure, ceux qui se déplient dans le métro, dans les rues » (ibid., 1379).

« Les paroles s’envolent », dit-on pour signifier qu’elles disparaissent sans laisser de trace, qu’il est donc impossible de les faire valoir comme témoignages, de les faire jouer à son bénéfice, en bref de les capitaliser. Cet envol, que la prudence populaire réduit à n’être qu’une disparition, indice d’un peu de substance (les paroles sont toujours plus ou moins « en l’air »), Ponge lui rend toute son envergure – à tous les sens du mot. C’est d’un essor qu’il s’agit, d’un dynamisme propre, d’une force ascensionnelle, d’une liberté. L’envol des paroles dites ne doit, lui, rien au vent.

Et c’est par cette liberté que l’oiseau se différencie profondément de la feuille végétale, et que le « ramier » se distingue de la « ramée » – ceci pour convoquer ici un rapprochement phonique sans doute sous-jacent au texte (d’autant plus que « rame » signifie aussi « ensemble de 500 feuilles de papier) : « Jadis, peu de paroles en l’air, mais c’étaient des ramiers. Ô regrettés ramiers ! Ô, d’arbres en arbres, haut, très haut dans les bois, rares et farouches, alertes et bruyants, de faîte en faîte vous voliez » (ibid., 1379). Le ramier, libre de s’échapper à son gré de la ramée, échappe au malheur d’expression qui frappe celle-ci. Ce que les oiseaux-paroles proposent ici, c’est une issue à la « malédiction végétale » si souvent évoquée par Ponge.

Ce n’est qu’à mi-texte que Ponge en vient à une référence explicite à la formule fameuse opposant les verba et les scripta , et il l’assortit aussitôt d’un paradoxe par lequel il fait des paroles autrefois gravées dans le marbre des verba et non des scripta : « Les paroles s’envolent, disait-on jadis et les écrits restent. Oui, car elles nichaient dans le marbre et c’était le rapport des tourterelles au colombier »476. Même dans le marbre, les paroles restent des oiseaux, qui simplement « nichent ». Pas plus que de l’arbre, les paroles-oiseaux ne sont prisonnières du marbre. Même alors elles restent verba. Le mode d’inscription qu’est la gravure sur marbre préserve les paroles de la chute que leur fait subir le tracé à l’encre sur du papier. Dans le marbre, les paroles restent libres. Paradoxe qui n’est pas facile à appréhender… Peut sans doute l’éclairer ce passage de « Faune et flore » où Ponge insistait sur l’impossibilité pour les feuilles (les paroles) de se détacher de l’arbre pour accéder à une existence propre : chaque « geste » des arbres « laisse non pas seulement une trace comme il en est de l’homme et de ses écrits, il laisse une présence, une naissance irrémédiable, et non détachée d’eux » ( PPC, I, 45). Le papier, c’est de la feuille, comme celle des arbres, c’est-à-dire « non détachée » ; dans le marbre, au contraire la parole « tient toute seule », glorieusement (c’est un thème qui reviendra avec insistance dans Pour un Malherbe).D. Parler et écrire ?

Le fond de la question agitée par Ponge, c’est sans doute que l’opposition n’est pas fondamentalement entre verbum et scriptum, entre oral et écrit. Si les paroles gravées dans le marbre sont des verba, c’est parce qu’elles participent d’une haute qualité et dignité de la parole, capable de s’élever. Au fond l’opposition se situerait entre une parole à véritable force ascensionnelle (qu’elle soit orale ou écrite) et une parole sale, utilitaire qui, sous sa forme écrite, tache d’encre le papier et, sous sa forme orale, retombe en suie (« il faut à chaque instant se secouer de la suie des paroles », écrivait Ponge dans « Des Raisons d’écrire »). Le verbum, réalisation haute de la parole, inclut le scriptum. Ceci rappelle la fameuse formulation mallarméenne du « double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel. » Le premier renvoyant à un « emploi élémentaire du discours », essentiellement utilitaire, comparable à la circulation monétaire, et qui caractérise

‘l’universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d’écrits contemporains.(…) Au contraire d’une fonction de numéraire facile et représentatif, comme le traite d’abord la foule, le dire, avant tout, rêve et chant, retrouve chez le Poète, ( …) sa virtualité 477. ’

L’objectif, aux yeux de Ponge, est de redonner quelquefois à la parole, qu’elle soit orale ou écrite, sa noblesse, sa pleine fonction de verbum. Rappelons qu’en latin verbum signifie « mot, terme » avant de signifier « réalisation orale de la parole ». Aujourd’hui encore, le verbe c’est l’expression verbale de la pensée, sous sa forme tant orale qu’écrite.

Cependant la sacralisation de la parole appelle volontiers la référence à sa réalisation orale, et notamment à l’exercice, sacré à l’origine, de la diction théâtrale. D’où cet acharnement à faire « parler » le papier, à transformer la parole écrite en véritable profération :

‘Papier, parleras-tu malgré le traitement que je t’inflige, bien que je t’arpente et te foule aux pieds comme un acteur arpente la scène, comme un personnage en scène arpente le plateau ? (THR, 1380).’

C’est Le Savon de 1946 qui est véritablement le lieu de la mise en tension entre l’oral et écrit. Il manifeste une oscillation constante entre ces deux pôles, le paradoxe de « L’Exercice du Savon » n’en étant qu’un épisode parmi d’autres. Ainsi, la « mise en voix » sous forme de saynète, essayée en 1944, avait-elle été aussitôt suivie d’une contre-offensive dans le sens de l’écrit :

‘Ce spectacle ( …) j’en éprouvais une sorte de remords, de mauvaise conscience. Je me disais (…) qu’enfin un texte devait se suffire à lui-même, et n’avoir pas besoin d’être représenté. J’écrivis alors une sorte de petite prose résumant le poème entier, (…) tel qu’il devrait, finalement, constituer non un spectacle mais un livre 478 (S, II, 379).’

Aboutir à « un livre », telle est l’une des grandes postulations du Savon. Postulation qui paraît entrer en contradiction avec le désir de parole oralisée. Toutefois une notation ajoutée ultérieurement par Ponge nous renseigne sur le fait que le modèle de ce livre n’est rien de moins que le « Livre des livres », c’est-à-dire la Bible, le symbole même de la Parole. Dans l’« Appendice II au Savon », Ponge écrira : « Et voilà le pourquoi des choses (et par exemple du savon) dans mon livre, ma bible (dans mon bible, ai-je envie d’écrire » (S, II, 410). De son propre aveu, cette aspiration au « livre » constitue un cas de figure très particulier dans son œuvre : « Mes textes ne sont pas faits pour faire un livre, sauf quelques-uns comme Le Savon », déclarera-t-il en 1975479. La composition du Savon, telle que Ponge la modifiera au moment de la publication, est du reste révélatrice de cette ambition : à un fragment introducteur intitulé DĒBUT DU LIVRE répondra, à la fin du dernier appendice, la mention FIN DU LIVRE (S, II, 357 et 416). La question mallarméenne du « Livre » est décidément au centre du travail sur Le Savon. Du reste, si l’on repense aux anathèmes de Ponge à propos du papier, il apparaît que le livre est justement ce qui peut rédimer la feuille imprimée. Le livre ne vole pas grotesquement comme la feuille emportée par le vent. Epaissi par le pliage, il retrouve une force symbolique que n’a pas le papier. Dans « Matière et mémoire », il est comparé à une pierre, il retrouve un corps, un corps vivant, qui réagit, qui participe au sens, au contraire de ce « corps misérable » qu’est la feuille de papier (THR, II, 1379).

L’aspiration simultanée à l’oral et à l’écrit, à la matérialité de la voix comme à celle du texte écrit et soigneusement typographié, qui caractérise « L’Exercice du Savon », est exemplaire d’un paradoxe fonctionnant à l’échelle du Savon tout entier. Jusqu’au bout, cette aspiration double, ce jeu de forces entre l’écrire et le parler, caractérisera le devenir de cette œuvre : rappelons que le travail sur Le Savon, abandonné après 1946 pendant des années, ne connaîtra enfin son achèvement qu’en 1965, à la faveur d’une nouvelle possibilité de « le faire en parlant », comme le souhaitait déjà Ponge en 1946, à savoir une sollicitation de la radio allemande. Le Savon, lu à la radio le 10 juin 1965, et enfin publié en 1967, aura vraiment été jusqu’au bout, un texte fait pour exister comme parole à la fois orale et écrite.

Notes
474.

J’appelle « Papier 1 » et « Papier 2 » les textes, datés de 1947, qui figurent respectivement p. 1376 et p. 1378 dans la section « Textes hors recueil » de OC II et sont tous deux titrés « Le Papier ».

475.

In Divagations, op.cit., p. 263.

476.

THR, p. 1379. Il est possible que Ponge active également ici le sens technique de « colombier » qui désigne un grand format de papier (du nom de son fabricant).

477.

Mallarmé, « Crise de vers », Divagations, op. cit., p. 251.

478.

La « petite prose » en question est le « Thème du savon », que Ponge compose en juillet 1944.

479.

Francis Ponge, Colloque de Cerisy, dir. Philippe Bonnefis, 10-18, 1977, p. 426.