D. La réhabilitation du chant ?

Un autre indice, apparu dès 1944, signale le changement dans la manière dont Ponge appréhende l’oral : la surprenante revalorisation du verbe « chanter ». Surprenante en effet chez un auteur qui avait affirmé résolument en 1927 : « Il ne s’agit pas plus de parler que de chanter » (PR, I, 170). Désormais, non seulement Ponge veut parler mais il envisage même de chanter : « Aucune raison de ne pas révéler, exprimer, chanter son particulier, ce qu’on est seul à voir comme on le voit », écrit-il en 1944 dans « Penser ou être pensé » (NNR II, II, 1191, je souligne). Ponge avait toujours affiché à l’égard du lyrisme poétique une méfiance systématique, lui qui, très tôt, affirmait que la langue devait être considérée comme une arme et non comme un instrument de musique : « Elle [ la langue ] rendra un son si elle est conçue comme une arme » (PR, I, 170).

Il est remarquable que l’évocation de la possibilité de « chanter » apparaisse précisément dans le même texte que la première occurrence de la formule « prendre enfin son propre parti », sans doute la plus emblématique de la position de l’écrivain en cette période d’après-guerre. Les deux formules participent d’une même revendication, nouvelle, de l’approche subjective. Elles vont bientôt du reste réapparaître ensemble dans « Braque le Réconciliateur » (texte composé de mai à octobre 1946, donc contemporain de la difficile rédaction du Savon ). Ponge d’une part y reprend la formule « prendre enfin son propre parti », ajoutant « et aussitôt la joie est retrouvée » (PAE, I, 130), d’autre part métaphorise la parole sous la forme du chant du rossignol :

‘Qu’on s’en persuade, lorsqu’un rossignol chante, c’est que son équilibre l’exige, et qu’il tomberait de la branche s’il ne chantait à l’instant. (…) Voilà aussi pourquoi, chère Société, certains de tes fils ne sont pas muets ! (ibid., 129-130). ’

Je reviendrai au chapitre suivant sur cette métaphore du chant du rossignol, me contentant pour le moment de remarquer l’audace nouvelle que Ponge manifeste, par rapport à ce qu’il appelait ailleurs ses « retenues d’être », en convoquant cette métaphore du chant d’oiseau, et plus encore du rossignol, c’est-à-dire l’oiseau réputé pour la perfection de son chant et sa fonction de chantre de l’amour. Par son insistance sur la nécessité physique du chant comme facteur d’équilibre, Ponge se démarque cependant des connotations habituellement associées au rossignol et au « chant » en général. L’oiseau ne « chante » rien, il ne célèbre lyriquement rien ; il chante parce que c’est son mode d’existence, sa façon propre d’être au monde.

En s’ouvrant au risque de l’oralité, Ponge expose sa parole aux dangers qui, estime-t-il de longue date, la guettent lorsqu’elle s’écarte de sa réalisation parfaitement tenue, dense, lapidaire, bref du modèle de la parole « qui garde ». Selon la méthode qui le caractérise, c’est en se confrontant alors, encore une fois, à de très anciennes menaces qu’il tente de les apprivoiser, dans une approche renouvelée des enjeux de la parole.