A. La parole face au vent

La très ancienne menace du vent

En août 1945, Ponge écrit « … Du vent ! », tentative de s’attaquer de front à un très ancien spectre. Dès 1925, en effet, le vent représentait ce contre quoi le poète doit parler : « Poète vêtu comme un arbre / Parle, parle contre le vent » (PR,I, 185).Si, à l’aube de l’œuvre, « La Promenade dans nos serres » formulait le vœu « qu’on ne puisse croire sûrement à nulle existence, à nulle réalité, mais seulement à quelques profonds mouvements de l’air au passage des sons » (PR, I, 177), très vite ce « profond mouvement de l’air » que devrait créer la parole s’est trouvé menacé par un autre puissant « mouvement de l’air » : le vent, ce météore agressif contre lequel doit sans cesse se défendre l’arbre. Celui-ci subit constamment les assauts du vent, et son feuillage en bruisse non moins constamment. Or si ce bruissement de feuillage est traditionnellement une métaphore de la parole poétique, il est au contraire pour Ponge un repoussoir. L’arbre bruissant représente une parole secondarisée, purement réactive, qui n’est qu’un résultat de l’action du vent, au lieu d’être par elle-même le moteur d’un « puissant mouvement de l’air » à son passage. Le vent nie toute parole émanant de l’arbre lui-même. Faire exister cette parole contre « la provocation du vent »480 devient dès lors pour Ponge un enjeu primordial :

‘Mon arbre (…)
A l’égal des plus grands sera tard reconnu.
Mais alors, il fera l’orage ou le silence,
Sa voix contre le vent aura cent arguments (PR, I, 190).’

La question qui se pose est en somme la suivante : face à la violence que constitue le vent, l’arbre est-il condamné à une simple réaction ou peut-il, violence contre violence, produire une réponse qui soit la sienne propre? Ou, en termes moins métaphoriques : une parole poétique qui soit création est-elle possible ? Confronté aux problèmes du langage commun, le poète est-il condamné à se situer sans cesse par rapport à lui, dans une attitude défensive et réactive ou peut-il opposer à ce langage un dynamisme autonome ? Après-guerre, cette question fait retour avec une acuité particulière dans le contexte de la décision affirmée par Ponge de « prendre son propre parti » et de « chanter son particulier ». Aussi s’exprime-t-elle dès le préambule du premier grand texte de cette période, « Notes sur "Les Otages", peintures de Fautrier ». Confronté à un sujet d’une violence extrême et se sentant, écrit-il, « comme bousculé par la grêle de coups que lui assène [son] sujet », Ponge est reconduit au questionnement sur la possibilité d’une vraie réponse (et non d’une simple réaction) face à la violence subie – et par là même au motif de l’arbre agité par le vent :

‘L’on peut réagir alors par une grêle de coups désordonnés (…) à peu près comme un arbre réagit au vent. Est-ce que les feuillages enregistrent les coups de vent ou y répondent ? Qu’on en décide (si l’on veut) (PAE, I, 93). ’

Dans la « Tentative orale » cette question commencera à recevoir réponse. Mais deux ans plus tôt, au moment où Ponge écrit « … Du vent ! », elle est encore ouverte, en souffrance – même si le titre du texte indique le désir de Ponge d’en finir avec elle. Pour en comprendre les enjeux il me faut analyser ce que recouvre cette violence symbolisée par le vent, ainsi que les défenses que Ponge tente de mettre en place contre elle. « … Du vent ! » est en effet une tentative à la fois pour recenser les différentes violences exercées par le vent, et pour les désamorcer en les ridiculisant.

Notes
480.

Sur l’un des manuscrits du « Jeune arbre », Ponge avait écrit : « Arbre – gagné aux arbres par la provocation du vent, qui ne les a jamais crus ». Voir notice du « Jeune arbre », OC I p. 975.