« … Du vent ! » : recenser les violences exercées sur la parole

Le vent, c’est d’abord la violence exercée par la doxa, par les courants de pensée dominants qui s’infiltrent au sein même du langage. C’était l’un des sens courants, en latin, du pluriel venti que celui de « tendances, influences, courants d’opinion ». Aujourd’hui encore : « aller dans le sens du vent » a une signification très proche de celle de « hurler avec les loups ». Le vent, qui contraint les arbres à constamment « secouer la tête », les condamne à une succession apparente d’« affirmations » et de « dénégations » qui n’est pas de leur fait : « Excusez-nous, semblent nous répondre les arbres. Ce n’est rien du tout : c’est le vent ». Et Ponge leur prête alors la question même qu’il posait au seuil de « Fautrier » : « Que faire, sinon hurler avec ce loup, ou tempêter avec lui ? » (NNR II, II, 1194).

Ces courants d’opinions – ou courants d’air – aussi puissants qu’éphémères sont sujets à renversements constants, d’où la condamnation des arbres à subir une agitation continuelle, à la fois vaine (« tout ce remue-ménage, ce ballet, ce sabbat ») (ibid., 1195) et brutalisante. Cependant, Ponge y insiste, la brutalité subie par l’arbre ne va pas sans rencontrer de résistance : « Non, petit vent, grand vent, tu ne me feras pas prendre ton parti, si fort que je puisse me sentir souffleté, malmené, chahuté, transporté… sans changer de place ! » (ibid., 1195 et 1194). Si « tourner à tous les vents » est le symbole même de l’inconstance, l’arbre, par son enracinement, est capable, au contraire de la girouette, d’opposer au vent une résistance passive.

Le vent est aussi un symbole poétique – imposé par la tradition et donc violent à ce titre –, celui de l’inspiration, dont l’essence serait d’être extérieure à l’homme, et empreinte d’une transcendance que Ponge, précisément, récuse de toutes ses forces :

‘J’en sais qui feraient l’éloge du vent.
Ceux qui se sentent, disent-ils, sous le vent, celui de l’inspiration, par exemple.
Ils sont enchantés de cet emportement hors de toute raison (…), de cette coiffure en coup de vent, de ces grands airs, (…), de cette indépendance, qu’ils disent (…).
Pauvres jouets d’un mesquin météore, d’un météore de rien du tout.
Ceux-là aiment se sentir malmenés (...) : ce sont de petits masochistes (ibid., 1197)481. ’

Avec ce terme de masochiste, Ponge retrouve son vieux combat en faveur de l’indépendance de l’homme. En effet, derrière l’inspiration venue d’ailleurs, c’est la transcendance qui est visée. En dernier ressort, l’essence de la violence du vent c’est que, toute extérieure à l’homme, elle prétend en être la manifestation transcendante : ce « puissant souffle venant de l’extérieur à l’homme » (ibid., 1195), c’est le souffle de l’esprit, c’est donc le Verbe divin. Face à cette figure sacrée imposée par la tradition, Ponge renoue avec la violence verbale qui était déjà la sienne pendant la guerre dans ses prises de position anti-religieuses : « "L’esprit, disent-ils, souffle où il veut ! " – A mon cul… » (ibid., 1197). A la conception du vent comme souffle de l’esprit, il oppose la conception païenne482 du vent comme force élémentaire qui appartient aux Titans et se caractérise par sa violence et son aveuglement.

Notes
481.

Ibid., p. 1197. La notice du texte précise qu’« au moment de la rédaction de ce texte (août 1945), l’œuvre de Saint-John Perse, Vents, n’est pas encore parue (Gallimard, 1946) » (OC II, note 7 p. 1695). On aurait pu en effet penser que ce poète, pour lequel Ponge n’a que sarcasmes, était précisément visé par ce passage. Peut-être l’est-il tout de même, au cas où Ponge, de ce recueil non encore paru, aurait toutefois déjà …eu vent.

482.

Il se place dans la lignée de Lucrèce, l’un de ses principaux modèles. Le livre premier du De Natura Rerum comporte une description des assauts du vent, «fléau des forêts » (De Natura Rerum, Traduction de Henri Clouard, GF Flammarion, 1964, p. 26).