« … Du vent ! » : dégonfler la baudruche du vent et lui opposer la parole vraie

Qu’il soit courant d’opinion, inspiration ou souffle divin, le vent se caractérise par le terrible esprit de sérieux avec lequel il tente d’asseoir son autorité :

‘Ah ! S’il y avait quelque grand éclat de rire, quelque grand souffle hilare, quelque fou rire, parfois (…) ! Mais non.
J’ai bien écouté ce vent.
C’est sérieux, confiant, voire enthousiaste483, plein d’assurance… et ça foire tout d’un coup (ibid., 1194-1195). ’

Contre le pouvoir supposé du vent, Ponge mobilise l’arme traditionnelle des contempteurs de l’autorité : le déballonnage par le rire. L’arme est d’autant mieux adaptée en l’occurrence que le vent adhère idéalement à l’image de la baudruche à dégonfler : « Il arrive que la pluie l’ayant percé de trente-six mille aiguilles, il s’affale comme une baudruche et disparaisse en un clin d’œil du devant de la scène – sans doute par le trou du souffleur… » (ibid., 1195).

Mais, même lorsqu’il est en pleine démonstration de pouvoir, le vent est facile à « dégonfler » : tout d’abord son action dévastatrice est ridiculement entachée d’inefficacité en raison de son impatience, de sa foi naïve en son rôle de « redresseur de torts » (« c’est un moralisateur effréné. Quel zèle, ! Quelle précipitation ! Il renverserait père et mère pour se rendre à son but et remettre, croit-il, les choses en place ») et surtout de son instabilité (il « court à droite, à gauche, en avant, en arrière (…). Il se contredit furieusement » (ibid., 1196). Le résultat est que son action sur les choses reste le plus souvent très limitée :

‘Il bouscule tout sur son passage, mais enfin tout lui résiste sans trop de peine. C’est qu’il est trop pressé. Il court trop de lièvres à la fois. Tous s’échappent et le narguent à terre, après quelques cabrioles. (…) En tout cas, ce qu’il casse, il ne l’emporte pas bien loin (ibid., 1196).’

Ce qui est donc brocardé ici, c’est la parole inefficace, car sans conscience ni contrôle de ses moyens, et pourtant parfaitement sûre d’elle, de ses pouvoirs et de sa mission moralisatrice ; la parole impatiente, précipitée, qui va droit au résultat auquel elle prétend, sans considération pour son cheminement ; la parole vaine et inconstante : au total une gesticulation qui est l’antithèse exacte de la pratique visée par Ponge, pour qui le mot « parole » participe toujours peu ou prou du sens moral qu’il a dans l’expression donner sa parole.

Cependant l’inefficacité du vent relève encore d’une autre cause. En effet, dans sa réalisation sonore elle-même, le vent signe son échec : « on n’entend que sifflets, soufflets, sirènes, orgues avortées. Musique essayée, musique imparfaite » (ibid., 1197). Le vent ne parvient pas à extraire du monde une musique, à faire chanter chaque chose pour aboutir à une symphonie, car il est dans la mésintelligence complète des caractéristiques propres à chacune de ces choses et donc dans l’impossibilité de les faire résonner de leur note propre, singulière. Et pourtant : « Quel orchestre, toutes les choses du monde, s’il s’adaptait un peu plus soigneusement à chacune, faisant les contorsions nécessaires pour en tirer la note ! » (ibid., 1197). Portraitisé d’abord en personnage ridicule de zélateur maladroit, le vent l’est donc aussi en chef d’orchestre incompétent. Ponge entend ici marquer la différence avec sa propre démarche, qui se caractérise précisément par l’attention à la note propre à chaque objet.

Mais il va plus loin encore : implicitement le vent, c’est un souffle vide, c’est précisément « du vent ». Aucune menace à redouter de ce phénomène qui, pas plus qu’il n’émet de musique, ne comporte la moindre voix. Ceux qui font « l’éloge du vent », sont ceux qui « ont les mêmes défauts que lui – et ne savent du tout faire parler les choses. (…) Ce sont les verbeux, les venteux » (ibid., 1197-1198, je souligne). L’aphasie du vent était stigmatisée plus explicitement encore dans un court texte inédit, de 1936, intitulé « Le grand vent » :

‘ces grands souffles produits pour la parole dans une gorge aphone courent en vain le monde sans s’exprimer. Qu’ils insistent, il n’en sort aucun son. Pitoyables efforts de ces grands souffles rauques (PAT, 133).’

Ni musique ni parole, le vent n’est qu’un bruit, un phénomène primaire, brut, non porteur de sens, « le type même des manifestations injustes : niaises et brutales » (NNR II, II, 1196). Il n’en reste pas moins qu’il est un phénomène fort présent et que l’on ne peut tenir pour négligeable, en cela surtout qu’il risque de devenir « bruit » au sens cette fois que donnent au mot les théories de la communication : facteur d’entrave à la transmission. Ponge, lorsqu’il écrit « Du vent » ne conçoit pas encore comment intégrer ce phénomène de manière à ne plus le subir. Il parvient à le « remettre à sa place », à déboulonner ses pouvoirs, mais il le subit encore : « Nous allons donc pouvoir, tout en le subissant, le juger » (ibid., 1196, je souligne) 484. Ce n’est en effet qu’avec la « Tentative orale » qu’apparaîtra la possibilité d’une nouvelle relation, non subie, au vent. En 1945 Ponge en est à tenter de cerner ce que pourrait être la vraie parole par opposition à celle du vent. Cela avait déjà commencé avec son travail de l’été 1946 sur Le Savon. Ponge y avait mis en place un motif susceptible de faire pendant au vent à la fois comme « inspiration » et comme « souffle vain » : celui de la sufflation.

Notes
483.

« Enthousiaste » vaut ici au sens étymologique de « inspiré par la divinité ».

484.

La partie finale du texte (les deux derniers fragments) présente certes un dépassement de cette situation, mais, précisément, elle est très largement postérieure (elle sera rédigée en 1974).