En lieu et place de l’inspiration : la sufflation

Dans « De l’eau savonneuse et des bulles de savon », à travers l’image finale des bulles, Ponge impose un thème nouveau : celui de la « sufflation ». La bulle de savon, c’est la réalisation idéale de la parole, pleinement enracinée dans le souffle. L’instrument de l’écriture, plume ou style, se transforme ici en « calame », roseau utilisé par les Anciens pour écrire mais dont on peut se servir aussi comme d’un tube creux à travers lequel souffler : « prendre un calame et arrondir des bulles littéraires » (S, II, 404).A la démonstration de force des grands souffles vides du vent Ponge choisit d’opposer le jeu enfantin du souffle dans le calame. La parole ainsi définie est une parole sans effort, à qui il suffit, pour être d’emblée juste, d’être correctement enracinée dans le souffle. C’est une parole qui se confond avec ce souffle, qui parvient enfin à ne faire qu’un avec lui :

‘Les mieux réussies de nos bulles, les seules réussies sont sans doute les moins travaillées. Car, peut-on travailler à une bulle ? Non, assurément, – sinon (la soigner) dans le souffle même qui lui donne naissance.
Il faut seulement la gonfler d’un souffle assez uni, ( …) d’un mouvement de l’âme à la fois mesuré et persistant, mais sans trop – jusqu’au moment où elle se détache quasi spontanément du calame.
C’est une présence d’esprit qu’il faut, au moment de l’expiration… (de la sufflation) (ibid., 403).’

Le « détachement » (qui est pour Ponge, de longue date, un objectif essentiel) s’obtient, paradoxalement, par l’enracinement d’abord dans le « mouvement de l’âme », dans le lieu du souffle, c’est-à-dire dans le profond de l’être. Ainsi produite, la parole atteint à une justesse suffisante pour lui permettre de se détacher de celui qui l’a énoncée et de poursuivre une existence autonome. C’est la qualité de l’acte de formulation qui permet à la formule d’exister.

Cette attention accordée aux bulles de savon manifeste un changement par rapport au relatif mépris qu’exprimait Ponge deux ans plus tôt, dans « Pages bis IV », à l’égard de ce qu’on pourrait appeler les « bulles littéraires » : certains auteurs, écrivait-il alors, « se bornant à donner le coup de pouce pour obtenir l’arrondissement de la sphère ou de la bulle de savon (sa perfection, et son détachement, son envol) » (PR, I, 212). Ce propos sous-entendait une sorte de résignation du poète face au pouvoir des mots, sa propre initiative se réduisant à une modeste intervention in extremis (le « coup de pouce »). Dans Le Savon, c’est tout différent : l’intervention n’est pas volontaire (on ne peut pas travailler à une bulle) mais fait partie intégrante du processus, et ceci dès son origine. La bulle s’est originée dans la justesse du « souffle même qui lui donne naissance » (S, II, 403). Donc aucune défaite ni résignation ici du sujet parlant face aux mots qui se développeraient dans leur autonomie. Au contraire une adéquation originelle et profonde, une justesse de l’intention : c’est cela, non les mots par eux-mêmes, qui fait que le résultat s’opère, presque tout seul.

A cette époque cependant, en même temps qu’au vent, c’est à une autre ancienne menace que Ponge, avec Le Savon, confronte sa parole : celle de la dissolution par l’eau.