B. La parole exposée à la perte par dissolution

Scripta manent , dit-on… Or la qualité propre du savon est du côté de la dépense, de la perte : il est fait pour s’user, ce postulat apparaît dès les premières campagnes de rédaction du texte. Le fait de « fondre à vue d’œil » y est défini d’emblée, en 1942, comme « dignité particulière » au savon, tandis que le texte affiche un consentement à la volubilité et à la perte qui l’accompagne : « le savon a beaucoup à dire. Qu’il le dise avec volubilité et enthousiasme. Quand il a fini de le dire, il n’existe plus » (S, II, 363, 362). Dès le début, l’écriture du Savon développe un idéal d’acceptation de la perte qui entre en tension avec le très ancien idéal de la parole qui « garde ». Cependant en 1946 cette tension entre deux postulations contraires se radicalise et devient l’enjeu d’un « dramatique conflit intérieur » (S, II, 395), emblématisé par le savon lui-même, et longuement développé par Ponge (dans « Du savon sec avant l’emploi ») : inutilisé, le savon « se rembrunit », son inaction « l’endurcit » et « lui fait la langue sèche » et cependant « jamais qu’inactif, oublié, il ne se conserve mieux » (ibid., 395-396). Au contraire, mis en contact avec l’eau, il « y fond à vue d’œil, s’y perd presque instantanément » (ibid., 398). Conflit, donc, qui confronte le savon à un choix entre deux modes d’existence antagonistes : la « taciturnité » (ibid., 395) – qui assure sa conservation – , et la volubilité – qui le conduit à la perte. D’une part

‘la tentation de durer, de se conserver, voire de s’éterniser dans un silence et une sécheresse de plus en plus parfaite (le galet représentant, si l’on veut, le type achevé de cette perfection) (ibid., 394)’

et d’autre part

‘le sentiment (…) que là n’est pas son devoir ni (…) sa nature, sa véritable destination, qui serait plutôt de s’user et bien sûr dans le même temps de jubiler, de jouir, – de s’user, dis-je, et de se perdre dans sa fonction, dans son service, et enfin de répondre à son utilité (ibid., 394).’

Ce conflit se ramène à celui qui oppose deux grands motifs identificatoires : le galet et le savon. On l’a noté déjà, d’emblée le savon est défini comme anti-galet. Ponge est en train de se déprendre du modèle de la pierre, qui a été longtemps prégnant, et en s'en défaisant il s’éloigne aussi de son ancienne perception tragique du mutisme auquel sont condamnées les choses – et qui guette aussi les êtres. L’apparition du terme de « taciturnité » est à ce titre significative : du « mutisme » à la « taciturnité », on passe de la privation de l’usage de la parole à son usage raréfié, mais voulu comme tel – par qui n’est pas d’humeur à faire la conversation. De la pierre muette au savon taciturne on constate ainsi une disparition de la connotation tragique. La taciturnité du savon est « réserve de paroles » en attente (ibid., 395) alors que le mutisme des rochers était aboutissement et conséquence à jamais d’une catastrophe consommée485. La tentation même de durer, qui anime le savon, était étrangère à la pierre, elle dont la « durée est éternelle dans la stupeur et la résignation » (PPC, I, 52).

Ce qui est en train de se manifester dans l’écriture de Ponge, c’est un changement profond dans son rapport au temps. Peu à peu se fait jour un consentement au temps, qui concerne l’être tout entier et, au premier chef, cette émanation de lui-même qu’est sa parole. Lorsque Ponge écrit à propos du savon, que « son silence, sa solitude, sa volonté de durer en se taisant » restent des manifestations transitoires qui « ne produisent aucune véritable (définitive)altération » (S, II, 396), il parle évidemment aussi de sa retenue passée par rapport à la parole, de son usage raréfié de la parole, et il interprète cette retenue non pas comme un moyen de « se garder » mais comme un danger potentiel d’altération, qui heureusement n’a pas attenté à son dynamisme intérieur. Celui-ci reste intact, toujours disponible en vue de sa véritable finalité qui est la perte, dans la jubilation : « sa véritable destination », dit Ponge du savon, « serait plutôt de s’user et bien sûr dans le même temps de jubiler, de jouir » (ibid., 395).Cette association est inédite : s’il avait déjà été question, en 1943, de la jubilation, (celle du savon, de l’auteur, du lecteur : « jouir moi-même et te faire jouir »486) ici, pour la première fois, la jubilation est clairement articulée à la perte.

Le savon, qui fournit l’occasion d’une prise de distance par rapport au modèle de la pierre, offre aussi un contrepoids au modèle de la parole-coquille. Si la parole, dans les années vingt et trente, se voyait largement métaphorisée comme coquille, sécrétion qui garde et qui protège, le savon lui s’expose dans son dénuement (« Saisissons-le tout nu »), hors de toute protection :

‘Aussi bien, ne se protège-t-il par aucun tégument différencié, ne forme-t-il aucune croûte, coquille, écorce ou épiderme (…). Car, malgré qu’il en ait et il s’en rend bien compte, il n’a pas à s’occuper de protéger en lui le délicat mécanisme d’une existence ou d’un principe autonome (…). Il n’a rien à maintenir d’autre qu’un complexe de qualités ou plutôt de facultés bien définies, propres à sa fonction (ibid., 396).’

L’expression « rien à maintenir » manifeste clairement la transformation en train de s’opérer par rapport au choix initial d’une parole qui « garde »…

On se souvient du goût de Ponge, de longue date, pour les contours, pour les limites qui définissent l’objet, et donc pour la recherche du « terme » qui le délimitera dans le langage ; or ici le terme se confond avec la dissolution : « Il y a certes beaucoup à dire à propos du savon. Mais exactement ce qu’il dit de lui-même jusqu’à complète dissolution. Le terme est là, dieu merci » (ibid., 388). On assiste donc à une étonnante radicalisation : Ponge va soumettre son objet à l’épreuve de la dissolution – et sa parole à l’épreuve de l’épuisement. Tel est l’enjeu du texte final, « De l’eau savonneuse et des bulles de savon », qui fait figure d’accomplissement, et qui renverse la dissolution en solution.

Ce qui pourrait en effet apparaître comme une défaite, à savoir la dissolution complète du savon dans l’eau aboutit à la découverte d’une solution, au sens concret aussi bien qu’abstrait : l’eau savonneuse est elle-même cette solution au problème de l’expression et à la nécessité de la toilette intellectuelle. L’aboutissement triomphal de l’usage du savon, c’est finalement moins la mousse – thème dominant dans les premiers fragments – que la saturation de l’eau par le savon. Le choix de ne pas développer davantage le thème de la mousse avait du reste été signalé quelques pages plus haut :

‘Je me suis longtemps amusé, à vrai dire, amusé et ennuyé (vicieusement), comme un enfant paresseux à se laver dans sa baignoire, à faire mousser ce savon.
Aujourd’hui j’en ai un peu honte. Je le vois d’un œil rincé. Je ne vous infligerais plus tout cela (ibid., 386).’

A noter que cette résolution est contemporaine de celle, annoncée, de détruire les notes. Il s’agirait, en somme, d’un désir exaspéré d’« en finir » avec le savon et Le Savon. Et sans doute, en même temps, du désir d’exposer la parole à ses enjeux derniers, c’est-à-dire son épuisement et sa disparition, en faisant cesser le jeu de la volubilité (la mousse). Faire de la mousse, c’était un plaisir, c’était encore une production : derrière ce plaisir il y a à accepter la perte, l’épuisement de la parole, cette disparition « par épuisement de son propre thème » (ibid., 371) que Ponge avait annoncée dès le début. Il est bon que le savon mousse sous l’action conjuguée de l’eau et du frottement de mains mais il faut aller plus loin : il faut liquider le savon, en l’abandonnant à l’eau qui le dissout ; il faut accepter la « complète dissolution ».

Le Savon est l’occasion de cette confrontation à la limite, de cette mise en scène à valeur d’exorcisme. C’est pourquoi le fragment intitulé « L’Exercice du savon », qui constitue une ultime mise en forme et pourrait donc correspondre à un achèvement487 n’est qu’une étape. Le processus d’avancée vers la dissolution repart immédiatement après, sous la forme d’un « Prélude » puis de trois autres textes où se joue, hors des thèmes précédents qu’étaient la toilette intellectuelle et la mousse, la liquidation du savon : « Du savon sec avant l’emploi », « De la confusion spontanée du savon dans les eaux tranquilles », « De l’eau savonneuse et des bulles de savon ». Le premier texte ayant établi qu’il n’est décidément pas conforme à la nature du savon de « se conserver » en restant inutilisé, le deuxième texte le plonge dans l’eau où il va rapidement disparaître, et le troisième commente l’objet nouveau produit par cette disparition : l’eau savonneuse.

Et c’est alors, après sa disparition, que le savon connaît son véritable triomphe, sa définitive assomption. Car cette disparition n’a, malgré les apparences, rien d’une défaite. Certes le savon plongé dans l’eau « rend son corps en même temps que son âme, et lorsqu’il rend le dernier souffle , c’est en même temps que la dernière trace de son corps a disparu » ; certes, en même temps que sa « confusion dans le liquide », s’opère « la disparition de sa forme dans toute mémoire » (ibid., 399, 400) (et l’on mesure ce que pèsent ces mots, prononcés par celui qui a souvent exprimé sa hantise de l’in-forme). Mais

‘il se venge de l’humiliation qu’elle lui fait subir en se mélangeant intimement à l’eau, en s’y mariant de la façon la plus ostensible (…) Quant aux eaux, elles en restent profondément troublées, impressionnées. Une énorme quantité d’entre elles y ont, je l’ai dit, perdu la face… (ibid., 400).’

Qui plus est, dans cet « énorme volume troublé » (ibid., 401), le savon dissous peut encore manifester son plaisir sous forme de bulles car

‘saturée de savon, l’eau mousse au moindre geste. Veut se lier à l’air (…) se jette aux bras de l’air…se jette au cou du ciel… (…) Manifeste une sorte d’exaltation, et même de prétention aérostatique. Connaît parfois, en cette matière, quelque miraculeux, éclatant, éphémère succès (ibid., 402).’

Ponge réussit à faire voler l’eau, cet élément dont la devise était, disait-il naguère, « toujours plus bas » (PPC, I, 31). Que ce soit sous forme de paroles-bulles ou de paroles-oiseaux, décidément verba volant…

Comme d’autres se soumettent à « l’épreuve du feu », Ponge, en laissant tomber le savon au fond de la baignoire, se soumet à l’épreuve décisive de l’eau – si longtemps redoutée. Et il en sort vainqueur, au même titre que le savon :

‘Saturés de notre sujet, pas un mot qui ne se développe en allusions diverses. Nous sommes devenus susceptibles d’une succession indéfinie de bulles, que nous lâchons comme elle nous viennent (S, II, 402). ’

Cette eau savonneuse, pourvoyeuse de bulles, est bien la solution par laquelle se réalise la véritable vocation du savon. grâce à la perte s’accomplit en effet le passage sur un autre plan, la glorieuse assomption du savon du plan de l’utilité à celui de la création : « Tout cela est bien plus, je pense, que métaphores continuées. Ces bulles sont des êtres » qui

‘se soulèvent de terre et vous emportent avec eux. Ce sont des qualités nouvelles, inattendues, jusqu’alors inconnues, ignorées qui s’ajoutent aux connues pour constituer la perfection et la particularité d’un être-sous-tous-les-rapports. Ainsi échappent-ils au symbole. Et le rapport change. Il ne s’agit plus d’un rapport d’utilité ou de service d’homme à objet. Au lieu de servir à quelque chose, il s’agit d’une création et non plus d’une explication. Il y a quelque chose de plus dans la conclusion que dans les prémisses, lorsqu’il s’est ajouté quelque prémisse qui, mystérieusement, est venue boucler la sphère, tout incurver, et lui permettre de se détacher et de s’envoler (ibid., 403).’

Ce passage manifeste que, derrière l’emblématique remontée dans les airs – sous forme de bulles – du savon tombé au fond de la baignoire, vient de s’opérer un changement de plan radical, qui autorise une libération générale de l’ensemble des facteurs en jeu. C’est d’abord la relation de l’homme à l’objet savon qui a échappé au service. De plus le changement de plan a permis l’inversion de la perte en gain : il y a eu « ajout » mystérieux de quelque prémisse, et il y finalement gain de bonheur devant les bulles de savon (« le sentiment de bonheur qui à leur vue agite l’homme ne trompe pas : il est heureux parce qu’il y a gagné quelque chose ») (ibid., 403). Perdre s’est inversé en gagner. Mais l’essentiel est sans doute que s’est opérée une sortie hors du face à face de l’homme et de l’objet, la relation glissant vers l’intersubjectivité :elle est moins désormais d’homme à objet que d’homme à homme, par la médiation de l’objet. Le changement de plan a correspondu avec une intégration d’autrui, puisque la création prend d’emblée la forme d’un don : don du texte et de ses « bulles » (« Voici donc quelques-unes de ces bulles ») et don surtout de la solution pour en produire soi-même :

‘il s’agit beaucoup moins de propulser moi-même des bulles, que de vous préparer le liquide (…) dans lequel vous pourrez, à mon exemple, vous exercer (et vous satisfaire) indéfiniment, à votre tour… (ibid., 404). ’

Le consentement à la perte s’est vu immédiatement rétribuer par l’accession à la dimension intersubjective. Lorsque Ponge écrit : « nous sommes devenus susceptibles d’une succession indéfinie de bulles » (ibid., 403, je souligne), il ne s’associe pas seulement, par ce « nous » au savon mais aussi au lecteur. Il a, du reste, mentionné explicitement cette association, en confirmant lui-même ce pluriel, sur les épreuves du texte, avec ce commentaire : « il s’agit à la fois de l’auteur et du lecteur »488.

Le Savon a opéré la mise en scène libératrice de la dissolution de la parole, par un abandon sans réserve à la menace de l’eau et un retournement in extremis sous la forme glorieuse des bulles de savon. Et cependant, malgré le motif final de la « solution » offerte par l’eau savonneuse, Le Savon n’a pas encore trouvé là la solution de son achèvement. Il s’agit plutôt d’une figure-limite que d’une véritable solution : après la rédaction du passage sur l’eau savonneuse, Le Savon n’en restera pas moins en souffrance, en attente de son exécution à l’oral (exécution qui finalement n’aura pas lieu à l’occasion de la conférence de janvier 1947, et sera différée jusqu’en 1964…). Dans l’« Appendice II » qu’il rédigera en 1964, Ponge tempérera le motif de la victoire des bulles tel qu’il l’avait orchestré en 1946, écrivant à propos du « ballet des bulles » : « Il s’agit de défaites, bien sûr, plus encore que de victoires, mais particulièrement mousseuses, ravies (…). D’une façon de céder en occupant l’espace de façon toute particulière » ( ibid., 410). Le conflit est encore en cours de résolution, même si le consentement à la perte témoigne d’une confiance nouvelle dans la parole, dans le « flux verbal ». En allant jusqu’au bout de sa volubilité, en en jouant le jeu sans réserve, le savon a montré qu’il ne parlait pas pour ne rien dire, mais était l’opérateur d’une transmutation qui passe par sa disparition, et son « remplacement par un objet esthétique », pour reprendre l’expression utilisée par Ponge dans « Braque le Réconciliateur ». Mais c’est avec La Seine que le danger de perte, d’écoulement, sera véritablement surmonté, puisque le fleuve, dans son cours même, dans sa pente descendante, symbole de suprême menace, parviendra là à se faire modèle de discours.

En tout état de cause, l’exercice-limite de la parole auquel tend Ponge dans Le Savon sera difficile voire impossible à mettre en œuvre dans le cadre de l’activité nouvelle pratiquée intensément par lui dans les années d’après-guerre, à savoir la critique d’art. Celle-ci a plutôt pour effet, au contraire, de multiplier les contraintes pesant sur l’exercice de la parole.

Notes
485.

« Depuis l’explosion de leur énorme aïeul, (…) les rochers se sont tus », « aucun d’eux devenus incapables d’aucune réaction ne pipe plus mot. Leurs figures, leurs corps se fendillent » (« Le Galet », PPC, I, 52). A noter que l’action de « se fendiller » est commune au galet et au savon ; le « front » de celui-ci « sèche au soleil », (…) se ride, se fendille » ( S, II, 365).

486.

Le Savon (S,II, 370).

487.

Ponge le fait précéder de la mention « Et voici enfin (…) le texte auquel, du 15 au 30 août 1946, je parvins » ( S, II, 391).

488.

Voir note de Philippe Met sur « De l’eau savonneuse et des bulles de savon », OC II p. 1514, note 1.