A. Quelle légitimité des paroles par rapport à l’œuvre d’art ?

L’œuvre d’art, en tant qu’objet à traiter, pose un problème lié à sa nature : jusque-là il s’agissait pour Ponge de donner voix à des objets privés de parole. Or ici il doit considérer des objets qui ont sciemment été crées par l’homme sans recours aux mots, des objets qui ont choisi de se passer des mots pour utiliser un autre mode d’expression. Par conséquent, tout un pan du projet qui soutenait le parti pris des choses tombe. Se pose même, crucialement, la question de la légitimité des paroles : pourquoi mettre des paroles sur ce qui a choisi de s’en passer en empruntant une autre voie que celle du langage ? L’entreprise n’est-elle pas d’emblée frappée d’inanité ? Ces questions essentielles surgissent dès le premier grand texte consacré à l’art, « Note sur "Les Otages", peintures de Fautrier », et Ponge leur consacre un long développement :

‘[La bonne peinture] ne serait-elle pas celle dont on reçoit l’impression (évidente) qu’on aurait tort de rien dire à son sujet, qu’elle ridiculise d’avance toute tentative d’explication ? (…) De toute façon la bonne peinture sera celle dont, essayant toujours de parler, on ne pourra jamais rien dire de satisfaisant (PAE, I, 98).’

Avec ce commentaire, Ponge applique à la critique picturale la méfiance qu’il ressent envers la critique à laquelle donne lieu sa propre production littéraire. Il se sent exposé au ridicule dans la mesure même où lui semblent, à lui, ridicules les tentatives d’explication de son œuvre. En effet, par une ironie du sort, c’est au moment où les critiques l’insupportent qu’il se retrouve critique lui-même…

Si les tentatives d’explication sont vaines, c’est peut-être, plus gravement encore, l’exercice même de la parole critique sur l’art qui est vicié dans son principe :

‘Importerait-il donc que nous parlions beaucoup et de façon non satisfaisante ?
N’est-ce pas tomber dans le panneau ? (ibid., 98)’

Il y a « panneau » dans la mesure où Ponge se retrouve confronté à une situation où sa parole menace d’être instrumentalisée car mise au service de désirs extérieurs : d’une part celui des peintres qui « veulent qu’il y ait une sorte d’imposition à la pensée par des mots à propos de leur peinture », d’autre part celui, purement commercial, des marchands qui savent qu’« il faut attirer le public » et que « plus il y a de paroles, plus il y a de public » (ibid., 99). Piètre justification de la prise de parole, au service d’une piètre conception de la parole, celle-là même que Ponge refuse depuis toujours à savoir une parole qui véhicule des opinions et des explications, bref des « idées », pour qu’un auditoire passif les fasse siennes :

‘Le public se décide encore (parfois) autant sur idée que sur plaisir des yeux. On lui dit : c’est bien, pour telle et telle raison. On lui fournit des raisons pour s’expliquer cela à lui-même et à ses amis. Il faut cela. Nous sommes chez les hommes, après tout. Espèce à paroles, espèce bavarde, espèce qui change d’avis selon paroles (ibid., 99). ’

Il faudrait, en somme, produire une parole toute semblable à ce vent qui s’emploie à faire ployer les arbres à son gré, selon la direction d’où il souffle, dans la satisfaction de jouer le rôle de « maître à penser ». La situation a de quoi paraître risible à celui qui écrivait un mois plus tôt, dans « Penser ou être pensé », sa détermination à exprimer ses « goûts », son « plus particulier » en veillant à ne pas les faire passer pour « de la pensée, de la pensée impartiale, objective, valable pour d’autres et imposable à d’autres », ce qui serait « plus encore ridicule qu’inadmissible » (NNR II, II, 1191).

Comment Ponge parvient-il alors à persister dans sa tentative de parole sur l’art ? En se réappropriant l’exercice de cette parole par l’affirmation, au seuil de l’entreprise, de deux postulats qui, eux, sont exemplaires de ses propres partis : tout d’abord celui d’une relation interpersonnelle fondée sur le goût et non sur les idées, puis celui du défi.

Pour fonder sa parole en légitimité, il choisit de l’asseoir sur un réseau de relations, fondé sur le goût. Après s’être longuement consacré à la question de la légitimité des paroles, c’est par une adresse directe au lecteur – donc par un acte et non plus par des explications – qu’il choisit d’en finir. Adresse directe qui, en dépit de son ton ironiquement distant ( « Alors écoutez ces messieurs littérateurs amis des peintres ») (PAE, I, 99) se ramène à une injonction abrupte du type écoutez-moi ! . Et ce que Ponge convoque pour légitimer cette demande d’attention à sa parole, c’est la notion de goût partagé, comme seul soubassement valable à toute relation. Il établit avec le lecteur une sorte de contrat relationnel fondé sur le goût : 

‘Ecoutez donc ces messieurs littérateurs amis du peintre : gens de goût par définition , et qui ont fait leur preuves (littéraires). Car eux, ils ont emporté ces tableaux chez eux, les ont gardés un bon bout de temps. Ça c’est une garantie. Et ils en disent du bien. Voilà qui peut être déterminant. Non ? (ibid., 100).’

La relation avec le lecteur trouve ainsi à s’étayer par la relation préexistante entre auteur et artiste : « S’ils sont devenus amis (…) il peut y avoir eu des raisons valables (j’entends valables aussi pour vous) à ces amitiés, un véritable goût de l’un pour l’autre » (ibid., 99). C’est par l’appel à une communauté de goût et à un réseau de relations intersubjectives vraies (des liens d’amitié) que le critique tente de court-circuiter le piège dans lequel sa parole pourrait être enfermée.

Ce premier postulat, celui de la primauté du goût, s’applique donc à la relation de soi au lecteur, et de soi aux peintres. Mais pour achever d’affermir sa résolution d’écrire quand même, Ponge recourt à un second postulat, celui du défi, qui, lui, ne concerne que sa relation à lui-même : il fait fonctionner une nouvelle fois ce très ancien ressort qu’est pour lui le goût du défi à relever. Quinze ans plus tôt, pour dire sa détermination à parler malgré le caractère ignoble des mots qui, « dans l’espoir secret que nous nous tairons », lui étaient, comme à tous les autres hommes, proposés, il déclarait : « Eh bien ! Relevons le défi » (PR, I, 196). Dans des circonstances qui ravivent la vieille tentation du silence face au caractère décourageant, périlleux, voire répugnant des conditions d’exercice de la parole, il retrouve presque les mêmes termes pour dire sa détermination à produire des paroles sur la peinture, malgré la difficulté que cela comporte: « Eh bien ! prenons-le comme un défi » (PAE, I, 100). Face à l’enjeu d’une prise de parole dans un contexte délicat, il rejoue en somme le défi initial, qui est celui de toute prise de parole.

Prééminence du goût, sens du défi : Ponge noue une dernière fois les deux motifs sur lesquels il veut asseoir son projet de parler d’art, sous la forme d’une auto-exhortation à poursuivre, dans laquelle il déclare abruptement son goût pour les œuvres de Fautrier, en même temps qu’il se déclare prêt à tenir son rôle dans le défi qu’il s’engage à relever :

‘Allons ! Cela vaut bien la peine : J’aime les peintures de Fautrier.
N’en dirais-je qu’une chose, ce devait être : J’aime les peintures de Fautrier.
Mais entrons plus avant dans le jeu. Cherchons des mots. Engageons sérieusement la partie (ibid., 100). ’

Il n’est pas indifférent que la formule par laquelle Ponge revendique une approche résolument subjective (« j’aime les peintures de Fautrier ») rappelle singulièrement la formule même par laquelle Paulhan, presque immanquablement, accueillait – favorablement ou non – les textes que lui soumettait Ponge490. A l’heure où les circonstances mettent Ponge en position de critique, il reprend à son compte (s’en émancipant par là-même) le modèle de celui qui a longtemps été pour lui le critique des critiques et l’incarnation du goût.

Ayant de la sorte parié sur une légitimité de la parole dans ce contexte, ayant une fois de plus pris la décision de parler (contre), Ponge doit encore trouver comment se positionner en tant que locuteur dans cette situation où toutes les données de l’énonciation sont perturbées car redistribuées. Quels sont les enjeux, les menaces, et en conséquence, les atouts à jouer dans la « partie » qui s’annonce ?

Notes
490.

Quelques exemples : « J’aime la Fenêtre », (Corr. I, 98,p 94) ; « Je n’aime pas « sorte de psaume rhétorique », (ibid., 104, p.102) ; « J’aimais la fin du Galet » (ibid., 137, p. 147) ; « J’aime le Restaurant. Je t’en parlerai » (ibid.,183, p. 185,) ; « Je n’aime pas beaucoup l’Oiseau » (ibid., 223, p. 224).