B. Assumer le contexte énonciatif du texte de commande

L’essentiel des textes de critique d’art écrits par Ponge répondent à des commandes : ils sont sollicités, à l’occasion d’une création ou d’une exposition, par les artistes – Fautrier, Dubuffet, Braque… – avec lesquels Ponge a été mis en relation, par l’intermédiaire de Paulhan491 et qui, rapidement, sont devenus des amis. Ces commandes créent une situation d’énonciation inédite et chargée de conséquences. On se souvient que Ponge, à l’« ère du parti pris des choses », s’était donné des mandants imaginaires – les objets eux-mêmes – qu’il avait charge de représenter en leur donnant voix. Bien différente est la situation qui consiste à avoir des commanditaires réels, sollicitant une parole à propos de leur œuvre. Ces sollicitations sont la manifestation que Ponge a désormais une reconnaissance en tant qu’écrivain : on lui donne la parole parce que celle-ci est appréciée. Ses commanditaires ont en effet tous lu et aimé Le Parti pris des choses. Les peintres ont été – il faut le rappeler – parmi les premiers lecteurs et admirateurs du recueil, que Paulhan, en relation avec nombre d’entre eux, a largement contribué à diffuser dans ce milieu492.Réciproquement les artistes à propos desquels Ponge écrit sont par lui hautement estimés. La situation d’énonciation pourrait donc sembler euphorique : il s’agit en somme de produire une parole à propos d’œuvres que l’on admire, à la demande d’artistes amis qui admirent l’œuvre que l’on a soi-même produite en tant qu’écrivain. En réalité, cette situation déstabilise profondément la relation de Ponge au monde et aux autres, telle qu’elle s’était établie dans son écriture.

Le texte de circonstance a mauvaise presse en littérature. Il est facilement perçu comme parole « impure » car relativement aliénée aux circonstances, à l’actualité, et donc marginale par rapport au projet essentiel censé animer l’œuvre. Ponge le sait bien, lui dont la référence principale, l’œuvre de Mallarmé, tombe sous le coup de cette distinction entre « œuvre pure » et « œuvre de circonstance »493. Et de fait il semble que Ponge ait gardé pendant quelque temps une certaine réserve à l’égard de ces textes, considérant son activité de critique d’art comme un travail qui restait en marge de sa recherche essentielle, et qui même l’en détournait en lui volant un temps précieux. En témoigne la lettre qu’il écrit à Jean Tortel en décembre 1944 :

‘Alors que je n’ai pas une minute à moi, j’ai accepté de faire deux livres avec des peintres : l’un avec Fautrier, l’autre avec Dubuffet. (…) Et je n'ai pas écrit un texte pour moi depuis mon retour. Tout ça est absurde494.’

Il présente ainsi, à la fin de la préface qu’il consacre à la peinture de Charbonnier, en 1946, l’exercice de la critique d’art comme une concession  : « dans ce monde où je m’engage, j’accorde et accorderai toujours bien des choses (…) jusqu’à préfacer des catalogues ou donner ma vie pour une idée… » (PAE, I,126)495. Et en 1948, dans le projet de préface qu’il rédige pour la publication du Peintre à l’étude, la critique d’art fera encore figure de parenthèse à refermer496.

Dans la notice qu’il consacre au Peintre à l’étude, Robert Melançon s’interroge en ces termes : « Ponge n’a-t-il écrit sur la peinture qu’à contrecœur, plus ou moins forcé par les circonstances matérielles difficiles dans lesquelles il se trouvait ? S’est fait critique d’art en se trahissant ? »497. Il faut rappeler en effet les difficultés matérielles graves dans lesquelles Ponge s’est débattu pendant toute la période d’après-guerre, difficultés qui deviennent critiques après son départ d’Action, en novembre 1946498. Dans ce contexte, un texte de commande peut vite être entaché du statut de « texte alimentaire ». Ponge évoque explicitement cet aspect dès sa note sur « Les Otages», prenant le parti de l’assumer ouvertement, ce qui peut s’entendre comme une façon de court-circuiter ses scrupules par l’affectation d’un certain cynisme :

‘De toute façon ce sera un exercice. Et puis cela doit nous rapporter quelque argent (bien utile l’argent, ne serait-ce que pour nous permettre d’écrire d’autres choses, des écrits d’une autre sorte) (PAE, I, 100).’

Et puis il est encore une autre raison pour laquelle la commande de textes de critique d’art peut s’avérer problématique,c’est que derrière les commanditaires que sont les artistes, se projette bien souvent l’ombre de Paulhan en tant que véritable commanditaire à l’origine. Car non seulement c’est lui qui introduit Ponge auprès des artistes, mais c’est à plusieurs reprises lui, surtout au début, qui lance le projet du texte. C’est très clair dans le cas des « Otages », comme le montre la lettre dans laquelle, en date du 19 octobre 1944, il sollicite auprès de Ponge l’écriture d’un texte sur Fautrier : « Je conseille à Fautrier de faire une exposition des vingt otages (…) qu’il a peints depuis quelque dix mois. Voudrais-tu lui écrire une préface ? Ce serait bien ». Ponge ne connaît ni Fautrier ni « Les Otages ». Aussi Paulhan lui communique-t-il dans la même lettre l’adresse du peintre, avec le conseil d’aller voir les œuvres (Corr. I, 311, p. 327). En aval du processus, on constate du reste la même prééminence de Paulhan puisque c’est à celui-ci que le texte une fois achevé a été envoyé, avant même d’être montré à Fautrier499. C’est également Paulhan que l’on retrouve à l’origine de « Braque le Réconciliateur » : au moment en effet où celui-ci prévoit de faire se rencontrer Braque et Ponge (sous la forme d’une visite à l’atelier de Braque), il organise simultanément la commande d’un texte, auprès de chacun des deux protagonistes. A Ponge il écrit : « Je dis à Braque que tu écriras une étude sur lui. (Je le voudrais bien) » (ibid., 321, p. 335-336). Et à Braque : « Et si samedi Francis Ponge nous accompagnait, en seriez-vous ennuyés ? Il voudrait écrire sur vous une étude ou un livre, et moi je l’y encourage. (C’est vraiment un grand écrivain) » (ibid., 321, p.336, note 1). Certes cette initiative de Paulhan fait écho à un désir déjà présent chez Ponge, qui connaissait depuis longtemps l’œuvre de Braque500.Elle n’en a pas moins pour effet – comme dans le cas des « Otages »de reconduire Ponge à une position de protégé vis-à-vis de son ancien mentor. Et cela d’autant plus que Paulhan, qui a lui-même déjà écrit sur Fautrier, Braque et aussi Dubuffet501, bénéficie d’une position d’expérience. Ses écrits en la matière, et notamment « Braque le patron » tendent à faire autorité auprès de Ponge, qui lui confie, dans une lettre de décembre 1946 : « Ton Braque, je le savais déjà (presque entièrement) par cœur » (ibid., 374, p. 29) et qui se référera explicitement, dans « Braque le Réconciliateur » aux analyses de Paulhan502.

Et pourtant la rencontre avec Braque contribuera à faire vaciller encore davantage le primat accordé à Paulhan, dans la mesure où celui-ci se trouvera relayé, dans le rôle de modèle, d’aîné, de maître, par Braque. Ponge dira plus tard du peintre qu’« il fut pour (lui) un grand Maître de Vie » et que « la rencontre de ce maître a été l’une des plus importantes de (sa) vie », ajoutant qu’il lui a « voué aussitôt une grande vénération » (AC, II, 674).

Il y a donc, dans la situation d’énonciation qu’est la commande de textes de critique d’art, un ensemble impressionnant de menaces pesant sur la parole. Il est difficile, dans de telle conditions, de parvenir à « chanter son plus particulier » – selon le vœu exprimé par Ponge à cette époque… Alors qu’à la muette sollicitation des choses Ponge peut répondre comme il l’entend (dans tous les sens du terme) y compris en dénigrant l’objet, en le faisant disparaître ou en l’« abîmant » (comme il le fera du soleil), à la sollicitation d’un ami artiste s’associent de nombreuses contraintes, même si – et c’est sans aucun doute le cas – l’ami en question, s’adressant à un poète, lui laisse toute liberté quant à la façon de traiter le sujet. Parmi ces contraintes : d’abord la nécessité d’un minimum de présentation de l’œuvre et de l’artiste – l’objectif recherché étant de les faire connaître – ce qui risque d’assigner à l’écriture, au moins partiellement, une fonction informative ; puis s’impose aussi la nécessité d’un parti pris élogieux – l’objectif étant de gagner le public à une œuvre. On le voit, les contraintes liées au commanditaire rejoignent celles qui concernent le destinataire, le premier ayant l’intention d’agir sur le second, par le moyen du texte dont il confie à un troisième (l’auteur) la rédaction. La contrainte traverse ainsi de part en part le processus du texte, du commanditaire au récepteur. Comment l’auteur du texte peut-il éviter d’être court-circuité ? Comment Ponge pourrait-il accepter de s’inscrire dans une pratique de parole dont la finalité est, au moins en partie, déjà établie ? Cette donnée est en contradiction flagrante avec l’éthique de l’écrivain, avec son désir de construire lui-même son projet au fur et à mesure qu’il y travaille, en même temps qu’il construit la relation qu’il souhaite établir avec son lecteur.

D’où un embarras et un désarroi perceptibles dans les textes, surtout les premiers, ceux où Ponge s’essaie à sa nouvelle activité. Au-delà du flottement, que j’ai commenté plus haut, dans la relation au lecteur, c’est l’exercice même de la parole qui connaît un vacillement, dont témoigne, d’emblée, le préambule de « Note sur "Les Otages" » : « Ce serait trop peu dire que je ne suis pas sûr des pages qui suivent : voici de drôles de textes, violents, maladroits. Il ne s’agit pas de paroles sûres » (PAE, I, 93). Quant à « Braque le Réconciliateur », il s’ouvre sur l’aveu, adressé au lecteur, de l’embarras suscité par les contraintes énonciatives liées à la critique d’art : « Lecteur, pour commencer, il faut que je l’avoue : ayant accepté d’écrire ici sur Braque (…), me voici bien embarrassé » (ibid., 127). Cependant cet aveu d’embarras est aussi ce qui permet à Ponge, dès les premières pages du texte, d’opérer une remise en cause des conventions du genre. Mettant en œuvre une stratégie subtile – et non dénuée d’agressivité envers le lecteur, comme on l’a vu plus haut –, si elles rappellent sans cesse ces conventions ce n’est que pour mieux les contourner, dans une feinte soumission.Je reviens donc sur cette introduction de « Braque le Réconciliateur », que j’ai déjà commentée plus haut sous l’angle de la relation au lecteur, pour m’attacher cette fois à la façon dont elle met en scène les contraintes énonciatives propres à un texte de critique d’art écrit sur commande.

Ponge explique à son lecteur que son « embarras » tient à ce que les idées qu’il pourrait exprimer sur Braque présentent deux écueils : d’une part elles dépassent, par leur abondance, le format du texte qui lui est demandé (contrainte formelle de longueur liée à la commande), d’autre part elles comportent des emprunts à la pensée d’autrui (contrainte éthique propre à Ponge : beaucoup de critiques ne s’en embarrasseraient pas…). La solution pourrait être alors de s’en tenir à ce qui ressortit purement à ses idées les plus personnelles sur Braque, (« une sorte de compte rendu de mon idée globale intime de Braque » (ibid., 127). Mais le voilà alors reconduit aux contraintes liées au texte de commande : cela ne conviendrait pas à ce type d’écrit, ni par le fond (on lui demande de jouer un rôle introducteur à l’œuvre, non de dévoiler sa propre pensée) ni par la forme (ce serait un « poème à [s]a façon » et non un texte de critique d’art). Il lui faut donc renoncer à ce qu’il sait « faire le mieux » (ibid., 127). Cependant, tout en annonçant qu’il y renonce, il en donne, par prétérition, un large aperçu…. Ce qui lui permet d’enchaîner sur la dénonciation des lois du genre : ce qu’il sait le mieux faire, et qu’il ne va pourtant pas faire – tout en venant malgré tout de l’esquisser – , parce que cela ne semblerait pas convenable à un texte de critique d’art, il regrette vivement de devoir se contraindre à y renoncer. Il conteste les lois du genre qui l’y obligent ; cela serait pourtant largement aussi valable que de donner les informations objectives que l’on attend de lui selon les conventions, informations dont il donne aussitôt au lecteur, à titre ironique, un aperçu :

‘Et ne doute pas, pourtant, que cela puisse te paraître aussi sérieux un jour, aussi précis et indiscutable, et objectif ni plus ni moins que par exemple ceci (…) : que Braque, eh bien, est né en 1882, – à Argenteuil, – puis a vécu au Havre jusqu’à vingt ans, – époque à laquelle il vint à Paris s’adonner, c’est comme je vous le dis, à la peinture (…) et qu’enfin Braque habite actuellement telle rue, tel numéro, mais ne reçoit jamais, je vous en préviens, que sur rendez-vous… (ibid., 128).’

L’on assiste là à un petit jeu qui, pour reprendre la métaphore de la partie à jouer, utilisée dans « Note sur "Les Otages" », consiste à brouiller les cartes et embrouiller le lecteur : Ponge ne se propose-t-il pas, de le faire « plusieurs fois tourner sur lui-même » avant de le « lancer » (étourdi donc, et privé de ses repères) « à cheval sur ses moutons » (ibid., 128)?

« Braque le Réconciliateur », troisième grand texte de critique d’art, marque donc, en 1946, une étape dans l’appropriation par Ponge de cette parole nouvelle qu’est pour lui la critique d’art. Il y opère une sorte de mise au point qui lui permet de reprendre les rênes, et en tout cas de s’affirmer non dupe des contraintes du genre.Sans doute l’exigence de fidélité à soi-même est-elle tout particulièrement pressante face à un sujet aussi cher à Ponge que la peinture de Braque et en même temps aussi imposant. Il faut alors à l’écrivain faire la part de ce qu’il doit à Braque et de ce qu’il doit au lecteur, mais sans renoncer à ce qu’il se doit à lui-même. C’est à propos de Braque que Ponge inaugure ainsi une critique d’art dans laquelle la considération de l’œuvre artistique lui permet d’approfondir et de confirmer ses propres partis pris esthétiques.A partir de là, il ne cessera d’insister sur la convergence qu’il distingue entre sa propre démarche et celle des peintres, et sur les perspectives nouvelles que celle-ci ouvre à celle-là (ce que je développerai au chapitre suivant). Ainsi, dans l’avant-propos de L’Atelier contemporain, en 1976, présentera-t-il les peintres sur lesquels il a écrit comme des artistes

‘s’efforçant tous, de façon variée (…) par l’action sur de tout autres matières de tout autres outils que les miens, à donner forme matérielle et durable (…) à des soucis ou des élans originellement tout analogues (…) aux miens, malgré la spécificité de leur langage (AC, II, 566). ’

Ce qui lui permettra de rappeler que, plutôt que d’une relation de commande entre les peintres et lui, il s’est agi bien davantage d’une élection réciproque :

‘Oui ! Car je n’ai souscrit jamais, qu’on m’en croie, à aucune sollicitation qui ne fût née d’abord d’un parti pris réciproque et si les textes qui suivent m’ont tous été effectivement commandés, ils le furent toujours, on l’aura bien compris, de part et d’autre (ibid., 566). ’
Notes
491.

Rappelons les circonstances qui président aux premiers textes : « Note sur Les Otages » est écrit à l’occasion de l’exposition par Fautrier de ses « Otages » ; « Matière et mémoire » résulte d’une commande de Dubuffet qui « venait de produire une suite de lithographies » et « désirait obtenir de Ponge une préface » ( voir Corr I, 307, p. 323, note 2 de Claire Boaretto) ; « Courte méditation réflexe aux fragments de miroir » est un texte demandé par Pierre Charbonnier, en préface à l’exposition de ses peintures, en juin 1946, à Paris. 

492.

« Braque est emballé par le Parti pris », écrit Paulhan dès septembre 1942 (Corr. I, 271, p. 280).

493.

Voir sur ce sujet Jacques Scherer, Le « Livre » de Mallarmé », Gallimard, nouvelle édition revue et augmentée, 1957, pp. 9 à 17.

494.

Francis Ponge, Jean Tortel, Correspondance 1944-1981, Stock, coll. « Versus » p. 24

495.

Voir aussi cet extrait d’une lettre adressée à Paulhan, fin 1946: « Je traverse une période difficile (...). Il me semble évident que je devrais me borner à travailler au Savon, au Lézard, etc. enfin aux textes qui continuent le Parti pris. Pratiquement, j’en suis empêché par la nécessité de gagner de l’argent » (Corr. II, 377, p. 31).

496.

Voir le manuscrit des archives familiales, cité dans la notice de Robert Melançon sur Le Peintre à l’étude (OC I p. 926): « si je ne perdis tout au jeu j’y aurai gagné quelque chose – à reporter maintenant, plutôt que sur d’autres peintres, qui peuvent bien s’en passer, sur certains objets taciturnes, qui n’existent que dans l’attente de leur plus juste expression ».

497.

OC I p. 927.

498.

Il écrit à Jean Tortel, en décembre 1944, au moment donc où il achève d’écrire « Notes sur "Les Otages" » : « Quelle absurdité ! Je gagne 13 ou 15000 francs par mois et ils sont aussitôt dépensés simplement enménage,choses de la première nécessité, etc. Je ne suis pas plus riche d’un sou, j’ai toujours le seul complet que vous m’avez connu, les mêmes souliers, le même chapeau » (Correspondance Francis Ponge-Jean Tortel, op. cit. p. 22).

499.

Comme l’indique une note de Claire Boaretto (Corr. I, 317, p. 333, note 1).

500.

Il commencera son texte par ces mots : « ayant accepté d’écrire ici sur Braque (sans doute parce que j’ai d’abord beaucoup désiré le faire sans me demander en quel lieu), me voici bien embarrassé » (PAE, I, 127).

501.

Paulhan avait préfacé lui-même le catalogue de l’exposition précédente de Fautrier, en 1943,esquisse de son futur livre Fautrier l’enragé ; sur Dubuffet, il a publié « Lettre à Dubuffet » dans Poésie 44, juillet-oct 1944 ; sur Braque il a publié « Braque le patron », Poésie 43, n° 13, mars-avril 1943.

502.

A propos de « l’idée profonde » que chacun possède à propos du « plus simple objet », il écrit : « Ce n’est pas le bon sens, ce n’est pas l’idée raisonnable : c’est, dit Jean Paulhan, "ce qu’il a en tête à tout moment" » (PAE, I, 131).