C. Elargir le « parti pris des choses » à des objets nouveaux et à la médiation d’autrui

Il n’en reste pas moins que, comme objet, l’œuvre d’art se démarque singulièrement de ceux que Ponge a traités jusque-là. En lieu et place des objets de la nature ou fabriqués par l’homme à des fins utilitaires, il s’agit ici de considérer un objet créé par un autre homme en vue de s’exprimer et/ou de lui faire exprimer quelque chose : un objet dont on ne peut donc aucunement dire qu’il sollicite l’expression puisqu’il est déjà expression. En somme Ponge est confronté à la situation de parler d’un objet qui ne lui a rien demandé et qu’il n’aurait jamais fait entrer de lui-même dans son « chosier ». N’affirmait-il pas dans l’« Introduction au Galet », que l’œuvre d’art était un objet beaucoup trop complexe pour qu’il envisage d’en rendre compte ?

‘Dès lors, comment pourrais-je décrire une scène, faire la critique d’un spectacle ou d’une œuvre d’art ? Je n’ai là-dessus aucune opinion, n’en pouvant même conquérir la moindre impression un peu juste, ou complète (PR, I, 203)503.’

Or Ponge est essentiellement fidèle à lui-même. Il ne fera donc pas d’exception pour ces objets-là. Puisque le voilà amené à les traiter, il relèvera le défi de le faire selon son propos, et selon ses partis pris. En commençant par le plus récent, c’est-à-dire sa détermination à « prendre son propre parti » : en l’occurrence en enracinant sa méditation dans sa perception subjective, dans son goût, dans l’émotion heureuse que l’objet d’art suscite chez lui504. Ensuite il s’agira de rester fidèle à ce qui fondait son parti pris ancien en faveur des choses : il tentera donc de faire servir les œuvres d’art, à l’instar du galet ou du savon, à la mise au jour de nouvelles « qualités » pour l’homme. Si le point de départ consiste en un ancrage subjectif, il n’en faut pas moins parvenir ensuite à une leçon qui soit valide sur le plan collectif, une leçon à offrir à l’humanité. Ainsi Les Otages de Fautrier peuvent-ils servir une « nouvelle résolution humaine » (PAE, I, 107) ; ainsi le travail de lithographe de Dubuffet parvient-il à faire comprendre la collaboration de la matière à l’art ; ainsi l’œuvre de Braque préfigure-t-elle une réconciliation de l’homme avec les choses.

Et pourtant le schéma du traitement habituel de l’objet ne peut être intégralement appliqué ici, puisque derrière chacun de ces objets d’art il y a un être humain : l’artiste qui l’a créé. Si la nomination des qualités de l’objet pouvait jusque-là recouvrir, selon Ponge, l’enjeu d’une nouvelle genèse, d’une nouvelle parole créatrice505, cet enjeu est ici mis à mal puisqu’il y a déjà création humaine, sens conféré à l’objet (hors de toute fonction utilitaire) par un créateur. Contemplant l’objet, Ponge y retrouve l’homme, ce qu’originellement il souhaitait précisément éviter. La représentation d’un lieu de silence retrouvé, dans un face à face avec le monde des objets, hors société, hors expression humaine, telle qu’elle avait été construite dans les années trente, à l’époque de « Ad litem », est à reconsidérer du fait de cette irruption massive de l’humain dans le paysage des objets, de cette confrontation brusque à l’altérité. Qui plus est, cette difficulté se double, dans le cas (inaugural) du texte sur Fautrier, de la confrontation à ce que Ponge a toujours jusque-là choisi d’écarter de son œuvre, à savoir le tragique. D’emblée le défi à relever est donc considérable. Il me faut m’arrêter sur le cas de ce texte. Car c’est dès ce moment que, spectaculairement, Ponge met en place le moyen de dépasser la difficulté, et même de la retourner en force.

Fautrier a réalisé une série d’œuvres sur l’un des sujets les plus tragiques, les plus horrifiants qui soient : la « torture de l’homme par l’homme » (PAE, I, 104). Il a choisi de représenter les otages torturés et exécutés pendant la guerre : « il s’agit ici de corps et de visages torturés, déformés, tronqués, défigurés par les balles, par la mitraille, par la torture » (ibid., 93). Or Ponge a toujours professé sa résolution de ne pas alimenter le goût du tragique, écrivant encore, trois ans plus tôt, en pleine guerre: « Je n’admets qu’on propose à l’homme que des objets de jouissance, d’exaltation, de réveil. (…) Rien de désespérant. Rien qui flatte le masochisme humain » (PR, I, 210). De fait, il écarte de ses choix les objets porteurs de tragique. Lorsque par exception il consacrera un texte à l’évocation d’un sujet tragique, celui de l’exécution, par les Allemands, de son ami René Leynaud, il commencera par poser cette question capitale – et qu’il choisit d’écrire en lettres capitales : « FACE A UN TEL SUJET QUE PUIS-JE ? ». Le seul fait de se poser en face de ce sujet lui paraît déjà une façon, insoutenable, de le cautionner :

‘Oh FACE A UN TEL SUJET comme si je faisais partie du peloton ennemi.
Mais ressaisissons-nous. (…)
Et réprimons enfin ce tremblement devant les paroles (L, I, 465-466). ’

Oui, selon lui la parole, tremblante, atteint devant de tels sujets la limite de son exercice. Et l’être qui tente de relever le défi dans ces conditions s’expose à être défait par la violence de son sujet. Tel est le thème du préambule de « Note sur "Les Otages" » :

‘Ceci, [se sentir comme bousculé par une grêle de coups] qui peut être vrai s’agissant d’un sujet quelconque l’est a fortiori s’agissant de ceux qui, par nature, affectent si violemment la sensibilité que dès le premier round ils la mettent groggy (…).
Mais supposez que l’atrocité même soit le sujet…
Alors il s’agit seulement de tenir debout, de finir à tout prix le combat et de ne s’écrouler qu’ensuite, après le coup de gong (PAE, I, 93). ’

Ce désarroi liminaire reste inscrit dans la suite du texte, en particulier dans le recours massif aux tournures interrogatives et négatives. La parole semble d’abord chercher à « tenir debout » en triant et rejetant soigneusement ce qu’elle ne veut pas dire, par séries d’approximations négatives : le caractère inédit de la confrontation à un sujet d’une telle violence commande la plus grande prudence506. Puis, une fois la voie déblayée, le texte accélère brusquement son régime en entrant dans une série d’interrogations « de fond ». La partie I se termine sur une rafale de questions (cinq phrases interrogatives à la suite, scandées par une anaphore507). Questions qui tournent toutes autour des « gênes » (des « gê(h)nes », écrit Ponge) qui caractérisent la peinture de Fautrier, et dont elle triomphe sans en écarter aucune. Car, poursuit Ponge,

‘Nous avons tout cela avec Fautrier.
L’humanité de Fautrier est gênée, gênante. Elle est loin d’être pure, autoritaire.
Mais dans la même mesure (du même coup) tout y est : tout mêlé, tout compris (PAE, I, 96-97).’

A ces « gênes » que ressent le spectateur devant les tableaux de Fautrier, le peintre s’est exposé d’abord lui-même, de plein fouet, en se confrontant à un tel sujet. Il a donné un magnifique exemple en ne s’y dérobant pas. Car non seulement il « n’a donc pas craint le sujet » (ibid., 108) mais il a accompli ce « tour de force » « de transformer l’horreur en beauté » (ibid., 94). Une beauté qui n’est en rien, évidemment, une négation de l’horreur, mais au contraire une façon de lui résister en la constatant – ce qui ramène au vieux thème du « parler contre » :

‘A l’idée intolérable de la torture de l’homme par l’homme même, (…) il fallait opposer quelque chose. Il fallait, en constatant l’horreur, la stigmatiser, l’éterniser.
Il fallait la refaire en reproche, en exécration, il fallait la transformer en beauté (ibid., 104). ’

De la confrontation avec ce « sujet nouveau » peut ainsi résulter « une nouvelle religion, une nouvelle résolution humaine », une religion qui est « celle de l’humanité » : « l’unanimité humaniste contre de telles exactions nous a redonné une âme commune » (ibid., 107). En somme Fautrier, en ne craignant pas de se mesurer au tragique, a réussi à reconvertir en don pour l’humanité un sujet qui incarnait la négation de l’homme par l’homme508. Il a illustré la possibilité de ce que Ponge appelait de ses vœux en 1943, quand il écrivait, à propos de son refus du tragique :

‘Pas de romans qui « finissent mal », de tragédies (…), pas d’étalage de pessimisme sinon dans de telles conditions d’ordre et de beauté que l’homme y trouve des raisons de s’exalter, de se féliciter (PR, I, 210). ’

Fautrier vient de donner, avec « Les Otages », un tel exemple. Ceci est du reste à mettre en relation avec la question du lecteur : Ponge face aux œuvres d’art (ou plutôt aux artistes) qui l’ont bouleversé est dans la position du lecteur qui a reçu un don de la part de l’auteur. Ainsi se retourne en don ce qui était au départ perçu par Ponge comme contrainte : la confrontation avec un objet (d’art) déjà traité par l’homme. Le surgissement redouté de « l’autre » au sein du face à face antérieur avec l’objet se révèle pleinement désirable et bénéfique. L’intervention de l’autre fournit la leçon que donnera l’objet. Ce qui est « objet d’exaltation », pour la première fois, ce n’est pas ce que propose l’objet, c’est ce que propose un autre à propos de cet objet, par sa manière de le traiter, par sa médiation.

Ceci est exemplaire du retournement que parvient à opérer Ponge face à ce qui, initialement, le mettait en difficulté dans la critique d’art, à savoir l’irruption de l’humain dans un « parti pris des choses » qui s’en trouvait déstabilisé. Ponge, dès son premier texte de critique d’art, réussit à relever ce défi de traiter d’un objet aussi inédit – par son caractère profondément humain – que l’est l’œuvre d’art. Plus encore, de la difficulté initiale il se servira comme d’un levier, la transformant en force : il fera une critique fondée sur la rencontre, sur le « parti pris réciproque ». L’objet n’est plus à conquérir contre l’homme, mais avec lui. Du reste ce sont les artistes bien plus que les œuvres que Ponge placera au centre de ses textes – on le verra au chapitre suivant. La critique d’art sera finalement une étape fondamentale dans l’avancée vers l’altérité. Et paradoxalement elle aidera simultanément Ponge à s’ancrer dans sa résolution d’être fidèle à lui-même, de « prendre son propre parti ». Alors qu’il avait à faire face, dans le cadre de cette activité critique, à toute une série d’embarras et de contraintes, il réussit de manière spectaculaire à modifier les données nouvelles d’énonciation qui lui était imparties. S’il a pu penser initialement que la critique d’art ne serait qu’une parenthèse dans son œuvre, il relève finalement le défi de la reverser entièrement dans son projet, et d’y découvrir même des solutions et des avancées. Ce mouvement par lequel contraintes et difficultés se transforment en nouvelles latitudes d’action est emblématique de la démarche de Ponge à cette époque, comme je tenterai de le montrer au chapitre suivant.

S’il lui a fallu, acrobatiquement, s’improviser lui-même critique au moment précis où la critique (littéraire) lui paraissait le lieu de toutes les insuffisances, c’est en fin de compte par ce biais qu’il parvient à affirmer ses choix esthétiques au point de devenir, on le verra, son propre critique.

Notes
503.

Il faut remarquer qu’en 1946, Ponge tiendra à valider de nouveau cette déclaration, en la reproduisant dans « Courte méditation réflexe aux fragments de miroir » (PAE, I, 126).

504.

Je reviendrai dans le chapitre suivant sur la manière dont Ponge parvient à « chanter son particulier » dans la critique d’art.

505.

Voir supra, Partie III, chapitre 1, « Refaire le monde », p. 236 sq.

506.

En témoignent ces exemples, tous tirés des deux premières pages du texte : « Celui qui regarde les Esclaves de Michel-Ange n’en reçoit pas une impression d’horreur mais, au contraire, de beauté (…). Il en est de même – et il n’en est pas de même pour les Otages de Fautrier. (…) L’on ne peut dire que ces documents (…) nous soient présentés dans l’intention de stigmatiser les tortionnaires (…). On ne peut dire non plus (pas plus que chez Michel-Ange) qu’il y ait là trace de sadisme (…). Il ne faut pas en ces matières aller, ni juger trop vite » (PAE, I, 92-94, je souligne).

507.

« Dans quelle mesure le sujet gêne-t-il l’artiste ? Dans quelle mesure un tel sujet est-il gênant en tant que sujet ? Dans quelle mesure l’horreur et la beauté (…) se gênent-elles ? Dans quelle mesure la couleur et le trait se gênent-ils ? Dans quelle mesure les sens : odorat, goût, vision se gênent-ils entre eux ? Etc., Etc » (ibid., .96).

508.

Cécile Hayez-Melckenbeeck a montré que la confrontation au visage de l’otage constituait une expérience limite de confrontation à l’altérité (Prose sur le nom de Ponge, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, « Objet », 2000, p. 111-113).