Chapitre 2 : L’appropriation de la parole

A partir de 1946, les données nouvelles et les bouleversements qu’elles engendrent tendent à s’ordonner sous forme de nouveaux objectifs, liés à de nouvelles représentations, ceci toujours dans le sens d’une appropriation de la parole. Ponge se donne peu à peu des libertés encore inconnues, dont la plus spectaculaire est celle qui, avec « La Tentative », consiste à affronter à la fois la rencontre directe avec son public et la réalisation orale de la parole, avec tous les dangers qu’elle comporte à ses yeux. L’appropriation de la parole s’effectue au plus près d’une redéfinition de ses conditions d’exercice : son rapport avec son matériau – c’est-à-dire la langue –, son lieu d’appartenance, ses destinataires. Aucune des difficultés n’est éludée ; toutes aboutissent à de nouvelles reconfigurations.

Je tenterai d’abord de montrer comment à cette période l’exemple des peintres stimule l’exercice d’une parole libre. Liberté qui se traduit aussitôt par une redéfinition de la relation aux destinataires. On a vu que ce n’était pas sans de nombreuses difficultés – culminant dans le « Savon de 1946 » – que Ponge s’employait, depuis quelques années, à construire son lecteur. Cette élaboration le conduit peu après à s’établir sur de nouvelles positions : à la fois dans le dispositif textuel qu’est la Préface aux Proêmes, et dans la rencontre directe avec le public qu’est la « Tentative orale », tournant capital. Celle-ci est aussi l’occasion de poursuivre l’appropriation de la parole, en rejouant sa naissance, et en assumant publiquement tout ce qui en elle participe des contingences proprement humaines (imperfection, errances, manquements à la rigueur). S’opère là le dépassement de la hantise du « flot de paroles » : il se traduira, immédiatement après la « Tentative » par un mouvement d’intégration du modèle liquide dans l’exercice de la parole, avec La Seine et « Le Verre d’eau ».

Au bout du compte Ponge parvient à se donner tout à la fois une nouvelle conception du rôle de l’artiste – dont il redéfinit le statut – dans la société, et un nouveau modèle de parole, celui du murmure ou encore de la parole à l’état naissant, qui intègre l’aspect nécessairement incarné de la parole. Si c’est désormais dans le camp des artistes, contre celui des intellectuels, qu’il entend se ranger, il commence parallèlement à définir, avec la notion de murmure, ce qui, dans son usage de la matière proprement verbale, le distingue de celui qu’en font d’autres écrivains.