Modèle d’indépendance qu’offre Fautrier

Avec Les Otages de Fautrier, Ponge fait probablement une découverte capitale. Située chronologiquement à la jointure de deux périodes, cette découverte lui fournit une articulation entre les questions qui ont hanté la première – celle de la guerre – et l’aspiration à l’indépendance qui caractérise la période de son retour à Paris. Il découvre Les Otages en octobre 1944, alors que la guerre n’est pas encore terminée, et il y trouve une double réponse à ses inquiétudes : d’une part la prise en compte des événements qui ont bouleversé l’humanité, et en somme la prise en compte du mal (contre lequel lui-même s’est engagé politiquement, mais qu’il n’a pas voulu laisser entrer dans son travail d’écrivain) – écho donc à toutes ses préoccupations politiques et morales des années de guerre ; d’autre part l’indépendance absolue dans la manière de traiter ce sujet, en-dehors de toute dénonciation – écho cette fois à son refus des formes traditionnelles de l’engagement en art.

Traitant d’un acte de barbarie, Fautrier ne manifeste pas, au rebours de la réaction la plus répandue, « l’intention de stigmatiser les tortionnaires, ni la civilisation qui les engendra » (PAE, I, 93). En effet, Fautrier ne représente pas les tortionnaires mais seulement les victimes, alors même « qu’il eût été sans doute, pour stigmatiser les horreurs nazies, plus logique et plus facile de montrer l’acte de torture, afin de ne laisser aucun doute sur l’origine, la cause, la responsabilité de ces défigurations » (ibid., 107). Pour mieux faire ressortir la singularité de ce parti pris, qui congédie les « attitudes théâtrales », Ponge le compare à celui, plus attendu et plus engagé, qu’a choisi, en face du même sujet, le Front national des arts, organe officiel des artistes résistants : « Qu’on compare cela aux autres expressions que la guerre ou la terreur ont inspirées (par exemple les œuvres réunies dans l’album "VAINCRE" ) » (ibid., 105). Or cet album de lithographies, que le Front national des arts a publié clandestinement en 1944, comportait précisément des représentations de torture, dont les titres « soulignaient la teneur dramatique : Toujours appliqués au mal, Interrogatoire »510. Sans nier aucunement la valeur de telles dénonciations, Ponge montre que la position singulière prise par Fautrier lui permet d’accéder à une puissance de saisissement bien supérieure auprès des spectateurs. En agissant sur eux de manière à la fois plus profonde et plus fédératrice, c’est avec un saisissement de nature quasi-religieuse que Fautrier parvient à renouer, rejoignant ainsi la grande tradition de la représentation christique : Ponge rappelle en effet que

‘les artistes du Moyen Age et de la Renaissance ont vraiment très peu peint les bourreaux du Christ, et qu’on ne voit pas sur leurs toiles figuré l’acte de la crucifixion (…) et qu’ils ont au contraire beaucoup (…) représenté le corps de la victime (ibid., 106-107). ’

Plutôt qu’une unanimité dans la dénonciation de la barbarie nazie, Fautrier atteint à une unanimité en faveur de l’humain, à « une nouvelle religion ». De même que la figure du Christ sur la croix est celle de « l’homme par excellence » (ibid., 107), autorisant ainsi une ferveur unanime, de même celle de l’otage torturé emblématise « la déformation de la face humaine par la torture » et autorise ainsi « une nouvelle religion, une nouvelle résolution humaine » (ibid., 106, 107). « Le fusillé remplace le crucifié. L’homme anonyme remplace le Christ des tableaux » ; en suscitant « l’unanimité humaniste contre de telles exactions », Fautrier « nous a redonné une âme commune » (ibid., 106, 107). Voici ce qui fait de lui le « peintre le plus révolutionnaire du monde après Picasso » (ibid., 115).

La voie de la singularité est donc paradoxalement celle qui peut conduire le plus efficacement à l’unanimité. Elle offre le moyen de s’imposer au plus grand nombre, d’emporter une adhésion générale et inconditionnelle. Cette intuition rejoint la préoccupation très ancienne chez Ponge de la dimension pragmatique de la parole (le tableau, par son efficacité indiscutable, est ici l’équivalent en peinture du proverbe en littérature). A partir de ce moment elle ne va cesser d’être systématiquement approfondie.

Notes
510.

Note de Robert Melançon (OC I p. 937, note 26).