La voie singulière de Braque

C’est à propos de Braque, et en le prenant pour exemple, qu’est théorisée la nécessité pour l’artiste d’affirmer sa singularité et même d’en faire le point de départ de son œuvre. La question de la singularité de la personne – de sa richesse potentielle, voire de son pouvoir révolutionnaire – est au fondement de la méditation que propose « Braque le Réconciliateur ». A la question de savoir pourquoi de nouvelles œuvres viennent sans cesse s’ajouter au patrimoine artistique et le transformer, Ponge répond que « tout redevient par chaque personne hétérogène » et que « chaque personne remet tout en question » (ibid., 129). Mais il ne s’arrête pas à une trop simple définition de l’artiste en homme hors du commun et heureux d’exprimer sa singularité en se distinguant. Au contraire il mentionne aussitôt qu’à « cette personne qui éprouve sa différence » il arrive de « concevoir sa singularité dans l’angoisse. » Et, poursuit-il, « que désire-t-elle alors ? Redevenir un homme du commun » (ibid., 129). La singularité, si elle est un point de départ, ne peut en effet être une fin, car l’éprouver c’est aussi éprouver « la légèreté de la personne, sa vertiginosité, sa tendance à sa propre perte ». On ne peut asseoir une œuvre sur ce trouble-là, sujet à déséquilibre constant. D’où le fait que certains artistes « désirent violemment des mœurs d’équilibre » (ibid., 129). La finalité, la raison d’être de l’art n’est pas la vaine confirmation, par l’artiste, de sa singularité, mais la recherche d’un moyen d’assurer à cette singularité l’équilibre qui lui manque.

Pour en témoigner, Ponge a recours à la métaphore de l’oiseau : « lorsqu’un rossignol chante, c’est que son équilibre l’exige, et qu’il tomberait de la branche s’il ne chantait à l’instant » (ibid., 129). Le chant du rossignol est émanation de sa singularité mais il n’a pas pour but d’affirmer celle-ci, bien plutôt de lui faire tenir dans le monde une place qui à la fois assure son équilibre et participe à l’équilibre de ce monde. Exprimer sa singularité, c’est cesser d’y être enfermé. Ce n’est pas revendiquer sa solitude, c’est essayer d’en sortir pour s’insérer dans le monde. Le chant de l’oiseau est – bien plus que l’expression de sa singularité – un effort de chaque instant, pour s’adapter au monde : « lorsqu’un rossignol chante, (…) c’est qu’il corrige ainsi à la fois ses précédentes démarches et le monde qui tournerait à sa confusion et à sa perte s’il ne chantait à l’instant » (ibid., p. 129-130). Et pourtant le chant de l’oiseau n’assurera son équilibre que dans la mesure où il est l'expression de sa nature singulière : le rossignol ne se maintiendra sur sa branche que par son chant de rossignol, non par celui du merle ou du coucou. Sa singularité est donc le seul vecteur possible de son équilibre au sein du monde :

‘J’affirmerai à ce moment, et il me semble en cela être d’accord avec Braque, que la meilleure façon pour la personne de retrouver le commun est de s’enfoncer dans sa singularité (…). C’est de ne pas concevoir sa différence comme un malheur. Et de trouver le moyen de l’exprimer. C’est de prendre enfin son propre parti. Et aussitôt la joie est retrouvée, et tout souci et scrupule disparaissent, concernant par exemple la vérité ou l’invraisemblance de ce qu’on exprime (ibid., 130, je souligne). ’

Ces formulations capitales, atteintes grâce à l’exemple de la peinture, sont la base même sur laquelle Ponge va asseoir son entreprise de réappropriation de la parole.

Non seulement l’expression de la singularité n’a pas pour but la glorification de celle-ci mais elle ne l'a pas même pour thème. Exprimer au mieux sa singularité, ce n’est pas la dire, c’est l’exercer, la mettre en œuvre à propos d’autre chose que soi. Le rossignol ne se célèbre pas lui-même dans le chant qui l’exprime… Ainsi Ponge parvient-il à cette conclusion :

‘Il nous est arrivé de constater que pour nous satisfaire ce n’était pas tant notre idée de nous-mêmes ou de l’homme que nous devions tâcher d’exprimer, mais en venir au monde extérieur, au parti pris des choses. Et qu’enfin l’homme – son chant le plus particulier il ait des chances de le produire au moment où il s’occupe beaucoup moins de lui-même que d’autre chose, où il s’occupe plus du monde que de lui-même511 (ibid., 129). ’

On le voit, la méditation à propos de Braque fournit à Ponge l’occasion d’une relecture de son itinéraire, et d’une nouvelle justification de son parti pris des choses. Il s’y mêle, comme dans « Méditations nocturnes » ou « Pages bis » des éléments d’autobiographie intellectuelle. Le modèle de Braque redynamise et justifie rétrospectivement le parcours.Prendre le parti des choses, cela peut se concevoir, explique ici Ponge, comme une façon d’exprimer non pas « soi-même » mais la manière dont le monde a agi sur nous, s’est imprégné en nous. Peut-être moins notre « rapport au monde » que le rapport du monde à nous. Nous sommes, rappelle Ponge, « gorgés d’éléments naturels512 », d’impressions sensorielles, gorgés dès l’enfance ». Chacun a, à propos des plus simples objets du monde, une « idée profonde ». « Voilà », poursuit-il, « ce qu’il s’agit de rendre honnêtement, sans autre scrupule » (ibid., 131). Le choix du verbe rendre est significatif du désir de faire de l’expression un processus qui relève d’une circularité de relation avec le monde, d’une interactivité : s’exprimer ce n’est pas ajouter au monde l’expression de son être, c’est lui rendre, lui restituer ce qui vient de lui, après passage et coloration unique par le filtre de la personnalité, car l’intériorité s’est constituée au contact du monde. Ceci suppose de la part de Ponge une conception bien particulière du sujet, proche de celle que propose la phénoménologie, comme le souligne Michel Collot : 

‘Le sujet n’est pas une pure intériorité ; il se constitue dans une relation au monde qui passe autant par le corps que par la pensée. (..) Ponge rejoint ainsi une tendance commune à diverses conceptions modernes de la subjectivité, qui, déniant à celle-ci une autonomie souveraine, l’envisagent plutôt comme une relation. Sa démarche rencontre notamment la thèse phénoménologique de l’intentionnalité selon laquelle toute conscience est conscience de 513. ’

A l’époque où il écrit « Braque le Réconciliateur » Ponge est en train d’approfondir certaines intuitions sur la relation du sujet au monde, qu’il a exprimées très tôt514mais que son long refus à l’égard de la subjectivité lui interdisait de développer. Sur la base de la réconciliation avec l’expression de la singularité, dont les peintres lui montrent la voie, il commence à élaborer sa propre conception de la subjectivité, conception qu’il va, pour commencer, mettre immédiatement en œuvre dans sa manière de pratiquer la critique d’art.

Notes
511.

Ibid. p.130. Ceci peut susciter une méditation sur le sens à donner, dans « s’exprimer » au « s’», que l’on a peut-être interprété trop vite comme un pronom réfléchi. Peut-être « s’exprimer » fait-il plutôt partie de ces verbes appelés « essentiellement pronominaux », dans lesquels l’action ne s’applique pas strictement au sujet lui-même mais cependant implique une réalisation essentiellement personnelle (comme par exemple le verbe « s’évanouir »).

512.

Ponge reprend ici une expression de Georges Braque, rapportée par Jean Paulhan dans Braque le patron. Voir note 12 p. 947 dans OC I.

513.

Michel Collot, op. cit. p. 193.

514.

Le « voyage dans l’épaisseur des choses » qu’il proposait dans l’« Introduction au Galet », il le définissait en même temps comme « l’ouverture de trappes intérieures » (PR, I, 203).