A leur exemple, pratiquer une critique d’art singulière

On s’en souvient, dès 1944, Ponge plaçait la critique d’art, telle qu’il l’entendait, sous le signe du goût, donc de la subjectivité, avec cette déclaration au seuil de son étude sur Les Otages : « J’aime les peintures de Fautrier ». Revendiquant une approche subjective de l’œuvre d’art, Ponge applique à cet objet nouveau les principes qui guident sa propre création poétique. Aussi la critique d’art qu’il pratique est-elle délibérément non-conventionnelle, et même à bien des égards provocatrice. Si Ponge rappelle au début de « Braque le Réconciliateur » que les lois du genre lui interdisent de faire de son propos un « poème à [s]a façon », il n’en pratique pas moins une critique d’art à sa façon, largement déconcertante pour le public.

Elle l’est d’abord par ses choix thématiques. Ponge, en effet, ne s’attache guère à présenter les différentes œuvres de l’artiste, à y distinguer telle ou telle manière, à la replacer dans tel ou tel courant caractéristique de l’histoire de l’art. Autrement dit, pour reprendre la formule de Robert Melançon, « il néglige les tâches habituelles d’un critique d’art »515. C’est ainsi qu’il commente longuement la démarche de Braque sans jamais se livrer à aucune analyse détaillée des tableaux de celui-ci. C’est ainsi que dans « Matière et mémoire », il réussit ce tour de force – ou ce comble de la provocation – d’écrire sur Dubuffet sans même prononcer le nom de celui-ci ni faire le moindre commentaire sur ses lithographies. Dans son approche de chaque artiste, Ponge se concentre sur l’aspect qui l’intéresse personnellement et qui alimente son propre questionnement : la confrontation au tragique pour Fautrier, la relation quasi-érotique entre l’artiste et son matériau pour Dubuffet, l’assomption tranquille de la singularité de la personne pour Braque… Ce qu’il choisit d’approfondir, c’est la démarche qui sous-tend l’œuvre, les choix esthétiques et éthiques voire politiques qu’elle suppose. Son attention va davantage à la personne de l’artiste qu’à l’œuvre elle-même – tendance qui se confirmera avec « L’Atelier », en 1948.

Déconcertante, la critique d’art selon Ponge l’est aussi par sa forme qui, rompant avec les usages, reste très proche de celle qui caractérise son travail proprement poétique. Ainsi, dès sa première grande étude, « Note sur "Les Otages" », Ponge choisit-il de donner à lire à son public non pas un texte achevé, mais un travail qui, par endroits, reste sous forme d’ébauche, comme dans ce passage où, à la suite d’un développement sur l’épaisseur de peinture dans les tableaux de Fautrier, il laisse le lecteur sur cette simple indication : « Continuer en développant sur l’application de la couleur » (ibid., 109-110)516. Cela revient à assumer ouvertement le caractère inachevé du texte de critique d’art présenté à la publication. C’est l’esthétique de La Rage qui est revendiquée ainsi.

C’est elle également qui sous-tend la présence, inattendue dans un texte de critique d’art, d’un long développement sur la possibilité même d’écrire ce texte, et sur les conditions auxquelles il est soumis : l’étude sur Fautrier se double d’une réflexion sur cette étude elle-même. Si Ponge accepte de s’attacher à ces objets nouveaux que sont les œuvres d’art, il est bien décidé à les traiter selon les principes esthétiques qu’il a fait siens depuis le tournant de 1940 : ouverture, inachèvement, exploration en direction de « l’idée profonde », c’est-à-dire subjective, qu’il se fait de l’objet. Cette dernière caractéristique se voit même plus nettement affirmée encore que dans La Rage, en cette période où le désir de « prendre son propre parti » est particulièrement prégnant. Elle est très présente dans « Note sur "Les Otages" », avec par exemple cette première personne du singulier qui, succédant au « nous » dominant dans les premières pages, apparaît abruptement au moment où le texte s’ouvre au lyrisme, réalisant une appropriation complète du projet du peintre par celui qui le commente : « Il faut que dans l’expression de mes visages et de mes corps soit inclus le reproche (…) – car ils ne sont pas morts (…) par accident » (ibid., 103, je souligne). Même procédé un peu plus loin : « Fautrier ne s’est pas senti de goût pour peindre le bourreau, ne s’en est pas senti le cœur ni l’âme ( …). Tandis que la victime, la victime, ah ! je sais bien que j’aurais pu l’être, je m’en sens l’âme et le cœur » (ibid., 107).

Ce lyrisme qui affleure dans le texte, cette implication personnelle dans l’énoncé conduisent à des formulations comme en éclairs, parfois fragmentaires, qui laissent voir l’approche par tâtonnements de l’expression juste, comme dans La Rage. Ainsi, pour qualifier les faces d’otages peintes par Fautrier, Ponge écrit-il d’abord : « Oblitérées par la torture, partiellement obnubilées par le sang. Offusquées par un atroce brouillard roux de sang », formulation qui devient, deux lignes plus bas : « La déformation de la face humaine par la torture, son offuscation par son propre sang » avant d’aboutir à la formule finale : « Chaque face s’offusque de son propre sang » (ibid., 106).

Ce qui résume, peut-être, l’écart de cette critique d’art par rapport aux conventions du genre, c’est que Ponge se refuse à tenir un discours homogène. S’il ne s’interdit pas d’être à l’occasion didactique, il pratique cependant une extrême hétérogénéité du propos : rompant à intervalles réguliers avec tout exposé, il met le lecteur en position d’assister, comme en direct, à la naissance d’une pensée, à la levée d’une émotion qui s’éprouve dans le moment même où elle parvient à se dire. Il donne à voir au lecteur le déploiement d’efforts qu’il engage afin de cerner la qualité d’émotion que lui inspirent Les Otages,comme il le faisait pour rendre compte du plaisir particulier qu’il éprouvait dans le bois de pins.

Notes
515.

Notice sur Le Peintre à l’étude, OC I p. 928.

516.

De même dansces notations très brèves, comme consignées sur un carnet en vue d’un développement ultérieur : « Le T d’Otages : sigle » et, (après un astérisque et un blanc) : « Aussi simple que la croix » (ibid., 113-114).