Dans les tableaux de Fautrier, la matière-peinture s’impose au regard pour elle-même, presque indépendamment du sujet qu’elle représente : « Dirons-nous à présent que les visages peints par Fautrier sont pathétiques, émouvants, tragiques ? Non : ils sont épais, tracés à gros traits, violemment coloriés ; ils sont de la peinture » (PAE, I, 108). Ponge insiste du reste sur l’usage en épaisseur de la peinture par Fautrier, procédé qui tend à constituer le tableau en objet (à plusieurs dimensions) plus qu’en image. Une des caractéristiques du travail de Fautrier est l’« épaisse couche de blanc » avec laquelle il commence par recouvrir sa toile, couche dont l’épaisseur est telle par endroits qu’« elle mettra jusqu’à un an pour sécher » (ibid., 110). La ressemblance de cet enduit blanc avec le « mortier pâteux » des excréments des félins va donner lieu, avec cet extraordinaire passage qui commence par « Fautrier est un chat qui fait dans la braise » (ibid., 111), à un sommet dans la prise en compte de la matière : l’assomption artistique de ce qui constitue précisément la forme la plus dépréciée de la matière, à savoir les excréments.
Ici s’élabore déjà une conception (développée ensuite dans « Braque le Réconciliateur ») de l’expression comme façon de rendre, de dégorger les impressions sensorielles, comme phénomène physique que l’image du tube de peinture pressé par le peintre (la « manie d’expulsion de la couleur hors du tube ») (ibid., 112) vient activer. S’« il y a chez lui [Fautrier] la rage de l’expression »517 (ibid., 108), le mot est à prendre d’abord dans son sens concret d’ex-pression de la couleur hors du tube. Ponge fait-il retour, avec ce thème des excréments, à celui du langage-purin qu’il évoquait dans « Les Ecuries d’Augias »518 ? A mon avis, l’approche est très différente, car dans « Les Ecuries d’Augias » le purin était celui de toute l’humanité et ne désignait métaphoriquement que le langage commun, alors qu’ici l’excrément est d’une nature bien plus complexe : en tant que peinture sortant du tube il est certes métaphore du matériau de l’expression ; mais en tant que « production » de l’artiste – et Ponge fait fonctionner cette métaphore – il ne concerne que lui : il renvoie au complexe d’impressions sensorielles propre à chaque individu, dans la manière unique dont il a reçu et digéré l’aliment-monde. Ce purin était dépréciatif ; ces excréments ne le sont pas. D’autant plus qu’ils ne constituent pas à eux seuls la matière picturale, mais en fournissent seulement la base, à partir de laquelle interviennent, ensuite, d’une part d’autres éléments naturels, d’autre part et surtout un travail. En effet, de même que les fauves ont une façon de « recouvrir rituellement l’excrément » avec de la terre, de même l’artiste ressent « la nécessité (…) de recouvrir la couleur, la matière par un genre de dessin », par un « signe » (ibid., 112). Ces excréments d’abord déposés, en couche épaisse, Fautrier « les recouvre, les cache (d’une patte adroite) d’un glacis de significations variées ». Ainsi parvient-il à « masquer » et « enfouir » sa trace (ibid., 112).
Là encore, donc, dans cette métaphore excrémentielle comme dans celle du chant d’oiseau – et les deux images sont moins éloignées qu’elles n’en ont l’air – l’important n’est nullement la trace de l’individu, qu’il exhiberait fièrement comme signe de son existence. Si Ponge a convoqué dans ce texte une métaphore excrémentielle, c’est pour réhabiliter la matière jusque dans ses limites extrêmes, et aussi pour insister sur le fait que l’expression passe par le corps – ce que montrait également la métaphore du chant d’oiseau. Ce n’est évidemment pas pour ramener l’art à une simple exhibition de l’intime, conception qui a toujours inspiré à Ponge une répulsion dont il ne se départira jamais, affirmant encore en 1967 son dégoût face à une
‘poésie considérée comme une effusion simplement subjective (…) comme, par exemple, « je pleure dans mon mouchoir, ou je m’y mouche », et puis jemontre, j’expose, je publie ce mouchoir, et voilà une page de poésie (EPS, 27).’Rappelons que le titre « La Rage de l’expression » a été choisi définitivement par Ponge dès juillet 1943.
« Il ne s’agit pas de nettoyer les écuries d’Augias, mais de les peindre à fresque au moyen de leur propre purin » (PR, I, 192). Robert Melançon signale que « S.A. Jordan (The Art of Criticism of Francis Ponge, p. 65-66)a proposé un rapprochement suggestif de cette page avec "Les Ecuries d’Augias" » (OC, I, note 42 p. 938).