La leçon de Dubuffet : La matière dans « Matière et mémoire » :

On a vu au chapitre précédent qu’on assistait dans « Matière et mémoire » à un curieux transfert sur la matière de la relation érotique précédemment établie avec le lecteur dans Le Savon en 1944. Mais si ce transfert peut être interprété comme signe d’une relative mise en veilleuse de la relation au lecteur, il n’en témoigne pas moins d’une attention renouvelée à la matière considérée pour elle-même. Ponge traite ici de la matière pierre et de son traitement par le lithographe : il est évident que, ce faisant, il traite métaphoriquement de la relation de l’écrivain avec son matériau, à savoir les mots. C’est en fait dans ce texte que la notion de « compte tenu des mots », élaborée en 1943, reçoit un contenu sensible. En effet, tenir compte de prend ici le sens d’une véritable prise en considération de la matière verbale, qui se voit conférer une altérité non seulement respectable mais même émouvante. Cette matière est traitée comme un être humain, avec ce que cela comporte d’obligations à son égard. Ce n’est pas la première fois que Ponge personnifie les mots : il l’avait déjà fait, très longtemps auparavant, dans les « Fables logiques »519. Mais ce qu’il mettait alors en scène, c’était un rapport de forces avec le mot : il s’agissait de le soumettre pour ne pas être défait par lui. La façon de considérer la matière verbale est ici très différente. Féminisée pour la première fois, elle fait l’objet d’une sollicitude absolument inédite : il faut tenir compte de ses réactions, ménager sa susceptibilité, se garder d’être « aveugle à ses désirs » (PAE, I, 119) et tout cela non pas par simple stratégie visant à obtenir d’elle ce que l’on veut mais pour parvenir avec elle à un bonheur qui ne peut exister sans son adhésion. Il faut, en somme, traiter les mots de telle sorte qu’ils soient heureux. « Ce qui importe, c’est le bonheur d’expression, et l’on ne peut trouver le bonheur tout seul, où votre instrument (votre épouse) ne le trouve pas » (ibid., 120). Le travail sur la pierre offre le modèle d’une relation érotique, sensorielle, physique de l’artiste avec son matériau. Transposé sur le plan du langage, ce modèle érotise la relation aux mots, l’enracine dans le corps, la rapprochant ainsi de la parole.

Et surtout « Matière et Mémoire » constitue une étape capitale dans la mesure où ce texte propose un portrait de l’artiste en imprimeur : le motif de l’im-pression vient relayer celui de l’ex-pression, et le dynamise profondément. La nouveauté essentielle consiste dans l’idée qu’il n’y a pas d’expression réussie (heureuse) sans réussite de l’impression. C’est là sans doute une intuition très ancienne chez Ponge, mais qui ne parvient clairement au jour qu’en 1945. En effet il est étonnant de constater que le motif de l’impression sous-tendait déjà un texte aussi ancien que « La Promenade dans nos serres », avec lequel « Matière et mémoire » entre manifestement en écho. « La Promenade » exprimait en effet ce vœu : « que l’éloquence à la lecture imprime autant de troubles et de désirs, de mouvements commençants, d’impulsions, que le microphone le plus sensible à l’oreille de l’écouteur. Un appareil, mais profondément sensible » (PR, I, 176, je souligne). Dans « Matière et Mémoire » on voit réapparaître le même réseau lexical de l’impression, de la sensibilité comme aptitude à enregistrer les mouvements les plus infimes, de la gravure en profondeur : la surface de la pierre est à considérer comme « la première page (ultra-sensible) d’une pierre ; le motif qu’on lui imprime, elle « s’en convainc profondément » (PAE, 117, je souligne) ; en surface elle y réagit subtilement par « d’imperceptibles mouvements browniens » (ibid., 120, je souligne) …

Le vœu exprimé dans « La Promenade » a dû attendre d’être redynamisé par l’exemple des artistes pour venir au jour. Mais dès lors, c’est un renouvellement profond de la pratique poétique qui se joue dans cette convergence nouvelle de l’impression et de l’expression.

Notes
519.

En particulier dans « Un employé » (M, I, 612), voir supra, partie I, p. 66-67.