C. La leçon des peintres appliquée à la pratique poétique

Jeu d’impression-expression 

Reconsidéré à la lumière de la démarche artistique, l’ensemble du processus littéraire (création et réception) devient un jeu d’impression-expression. L’homme reçoit du monde une série d’impressions sensorielles (tel est l’un des grands thèmes de « Braque le Réconciliateur ») ; ainsi im-primé, il ressent à la longue une saturation qui l’amène au besoin d’ex-primer ( de « rendre » au monde, dit Ponge, ce qui vient de lui). Mais, de même que le besoin d’exprimer naissait d’une interaction entre l’homme et le monde, la satisfaction de ce besoin est loin d’être une affaire purement individuelle : pour réussir, elle suppose une prise en compte attentive des capacités « impressives » du langage et des individus auxquels on s’adresse. Ne parviendra à être valable comme ex-pression que ce qui sera en même temps capable d’im-pression : ce qui, tenant compte de la sensibilité du matériau utilisé et de celle du destinataire, parviendra à s’imprimer de manière adéquate en l’un et en l’autre. D’un bout à l’autre de son processus, la création poétique suppose une interactivité de l’individu avec ce qui n’est pas lui, une prise en compte de l’altérité. Ce n’est pas un processus solitaire dans lequel l’auteur, à force de tension volontaire, parvient à imposer sa loi propre. Or cette tension caractérisait peu ou prou la démarche de Ponge à ses débuts, notamment dans le rapport de forces qu’il instituait avec les mots. Désormais, la prise en compte du matériau comme principe d’altérité l’oblige à lui reconnaître une certaine autonomie indépassable, une marge de liberté qui, nécessairement, viendra interagir avec sa propre intention, et en limiter la toute-puissance. Prendre vraiment en considération les mots, cela suppose d’accepter que le processus d’im-pression dans la matière verbale ne soit pas un simple enregistrement passif de ce qui a été ex-primé, mais comporte une modification de cette expression : de même que la pierre lithographique, la matière verbale « collabore à la facture, à la formulation de l’expression. Elle réagit sur l’expression ; l’expression est modifiée par elle » (PAE, I, 118).

En définitive, mérite seulement le nom d’expression ce qui, loin de laisser sortir tel quel un quelconque contenu, accepte d’entrer dans un processus d’interaction, d’adaptation, et ceci dans la conscience de ne pouvoir accéder à l’existence qu’en s’exposant à cette transformation. L’expression est mise au jour de ce qui n’existait pas avant elle, telle est l’une des conclusions de « Matière et mémoire » :

‘Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement : sans doute… Mais seulement ce qui ne se conçoit pas bien mérite d’être exprimé, le souhaite, et appelle sa conception en même temps que l’expression elle-même. La littérature, après tout, pourrait bien être faite pour cela… Etre considérée à juste titre dès lors comme moyen de connaissance (ibid., 122). ’

Par cette approche, Ponge se libère de l’alternative paralysante entre mots et idées et du drame de leur inadéquation. La prise en compte des mots non comme vecteurs de la pensée, mais comme matière douée d’énergie « lave le langage du péché originel que représentait aux yeux de Ponge sa compromission avec les idées »520.

Cette nouvelle manière de considérer l’autonomie du signifiant amène à percevoir celle-ci non plus comme décourageante, mais au contraire productive.

Notes
520.

Michel Collot, Francis Ponge entre mots et choses, op. cit, p. 82.