Jeu avec les ressources de la matière

Comme la pierre lithographique, le langage est un matériau dont l’épaisseur, s’il en est tenu compte, offre des ressources inédites à l’expression. Michel Collot analyse longuement cet aspect, montrant que se résout là le désespoir ancien devant « l’infidélité des moyens d’expression » :

‘[Celle-ci] n’est plus un « drame », dès lors que la valeur d’une œuvre ne réside plus dans son adéquation à une réalité extérieure, mais dans le jeu réciproque des éléments qui la composent. Elle n’est plus même, aux yeux de Ponge, une mal nécessaire, mais une ressource féconde521. ’

« La différence entre mots et choses », poursuit-il,

‘est ainsi de moins en moins envisagée sur le mode tragique, comme un obstacle à l’expression, mais de manière positive, comme un espace potentiel, comme le lieu d’une création. Et pendant toute cette période, Ponge met en jeu délibérément, dans sa pratique comme dans sa théorie, cette autonomie productive du signifiant522. ’

Michel Collot montre comment Ponge accepte désormais d’entrer dans les suggestions que lui propose le signifiant phonique ou graphique, reconnaissant ainsi l’existence d’un « auto-engendrement de l’écriture ». Cette reconnaissance ouvre un espace ludique, que Ponge explore par exemple dans « Le Lézard » (1945-1947), où le plaisir du calembour s’affiche en tant que tel523, ou dans la « sarabande » et la « gigue » de « L’Araignée » (composées en 1948) qui entraînent les mots dans une danse spectaculaire524.

Enfin, l’exemple du travail long et patient des peintres sur la matière, leur pratique de l’ébauche, des dessins préparatoires, de la retouche, encouragent Ponge dans la mise en œuvre de l’esthétique du tâtonnement – telle qu’il a commencé à la pratiquer avec La Rage – et ils le confirment dans le sentiment de la valeur des « brouillons » ainsi obtenus :

‘Ainsi se trouve levée une certaine censure portant (…) sur le processus même d’engendrement du texte, avec tout ce qu’il suppose de hasards, d’approximations, de tâtonnements. On se souvient que ce n’est pas sans avoir à surmonter un sentiment de « honte » que Ponge s’est résolu à publier ses Proêmes et les textes de La Rage qui, en 1946 encore, le « dégoûtaient ». (…) L’exemple des peintres qui, à partir d’un même motif, produisent toute une série d’œuvres douées d’une égale dignité, quel que soit leur degré d’achèvement, l’a probablement encouragé dans ce sens525. ’

On note du reste que Ponge commence à cette époque à donner à certains de ses textes des titres empruntés à la pratique picturale : « Ebauche d’un poisson » (fin 1947), « Pochades en prose » (1947-1948), « Première ébauche d’une main » (mai 1949). C’est également à cette époque que Ponge publiera La Crevette dans tous ses états 526, série de variations et de tentatives qu’il avait laissée dans l’ombre jusque-là, ne donnant à voir qu’une unique version de « La Crevette », dans le Parti pris des choses.

L’exemple des peintre est à l’origine d’un nouveau dynamisme de l’œuvre et conforte Ponge dans l’exploration de sa voie singulière. Encore lui faut-il cependant préparer son lecteur à son évolution, parvenir à l’y gagner et même à en faire un partenaire actif, donc rétablir avec lui la relation momentanément distendue. Il s’y emploie avec la Préface aux Proêmes, et la « Tentative orale ». Deux événements quasi-simultanés (fin décembre 1946 pour le premier, janvier 1947 pour le second) dont la coïncidence correspond à un moment-charnière, à une avancée décisive en direction du lecteur.

Notes
521.

Ibid., p. 81.

522.

Ibid., p. 83.

523.

« Chic ! un reptile à pattes ! Est-ce un progrès ou une dégénérescence ? Personne, petit sot, n’en sait rien. Petit saurien » (P, I, 745).

524.

« Mouches et moucherons, / abeilles, éphémères, / (…) spectres, sylphes, démons, / monstres, drôles et diables, / gnomes, ogres, larrons, / lurons, ombres et mânes, / (…) docteurs et baladins, / doctes et bavardins, / badins, taquins, mutins/ et lutins et mesquins,/ turlupins, célestins, / séraphins, spadassins… » (P, I, 764). 

525.

Michel Collot, op. cit., p. 84-85.

526.

Il remet en juin 1946 le dossier de La Crevette, en vue d’une édition de luxe qui paraîtra en 1948.