A. Premier enjeu de la Préface aux Proêmes  : substituer à Paulhan le lecteur

Un dispositif énonciatif qui en appelle à une juridiction supérieure

Comme jadis les Douze petits écrits, la préface aux Proêmes se réfère d’entrée de jeu à la relation de l’auteur avec Jean Paulhan. La situation est cependant très différente : les Douze petits écrits mettaient Paulhan en position de destinataire puisqu’ils lui étaient dédiés (« à J.P ») et que le premier texte (« Excusez cette apparence de défaut… ») lui était adressé, à travers le pseudonyme d’Horatio. La préface aux Proêmes ne comporte en revanche aucune adresse à Jean Paulhan. Celui-ci, non nommé, simplement désigné par les termes « une certaine personne » (PR, I, 165), n’apparaît qu’en position de troisième personne : si on parle de lui, on ne lui parle cependant pas. A sa place, c’est le lecteur qui est de fait le destinataire implicite du discours – comme il est de règle dans toute préface528.

Cependant si l’adresse au lecteur reste implicite, le message qui lui est destiné n’en apparaît pas moins fort clairement : Ponge lui soumet les jugements sévères de Paulhan sur son œuvre, et s’en remet finalement à lui pour estimer si ces jugements sont justifiés ou non. Selon la formule de Michel Collot529, Ponge semble « faire appel » des jugements de Paulhan. Le lecteur se voit conférer, par là même, le statut de juridiction supérieure. C’est désormais de son lecteur que Ponge attend le jugement sur son œuvre. Cette demande reste, il est vrai, habilement dissimulée derrière une apparence d’allégeance renouvelée à Paulhan : Ponge déclare que s’il publie les Proêmes malgré la désapprobation de Paulhan d’après qui ce livre risque de le « rendre ridicule ou odieux » (ibid., 165), c’est pour mériter au moins, par cette preuve de courage, l’estime de son mentor. En réalité, il est clair que cette décision est un refus de se soumettre, une façon de passer outre aux avis du maître, et de conférer au lecteur la mission de juger sur pièces.

Certes Ponge semble anticiper sur le jugement du lecteur, et faire sien l’avis de Paulhan, puisqu’il qualifie son livre de « fatras », et mentionne par deux fois un sentiment de honte à leur égard : « ces Proêmes : j’en ai plutôt honte », « il ne me reste plus ( …) qu’à publier ce fatras à ma honte » (ibid., 165). Mais là encore ces propos ressortissent à la relation de l’auteur avec son lecteur bien plus qu’à celle qui le lie à Paulhan : ils constituent une sollicitation d’indulgence qui relève du procédé – classique dans une préface – de la captatio benevolentiae.

Notes
528.

C’est la première fois que Ponge fait précéder l’un de ses ouvrages d’une préface, donc la première fois qu’il s’adresse à son lecteur. Le fait est important.

529.

Dans sa notice sur cette préface, OC I p. 964.